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samedi 22 décembre 2012

Souvenirs d'enfance (1) Noël


**Noëls d'enfance
I.

Durant neuf ans, mes parents louèrent une maison située face à la plaine de Casteau. A l'avant, la plaine vallonnée de dunes de sable, à l'arrière du jardin, des bois qui couraient de la route Paris-Bruxelles jusqu'aux cimenteries et au village d'Obourg. Vastes terrains de jeux s'il en fut pour ma sœur et moi-même.
Chaque saison nous apportait des émerveillements différents offerts par une nature luxuriante mais déjà, à l'époque, grignotée par l'avancée des cimenteries.
Au printemps, les chants d'oiseaux nous réveillaient dès le petit matin, le vent tiède mêlait les effluves des muguets et des jacinthes qui fleurissaient par tapis, ici blancs, là, bleus. Dans les étangs ou la rivière, les larves d'insectes permettaient une observation silencieuse durant de longues minutes, entre deux chevauchées d'indiens.
En été, dans les bois, les fougères royales atteignaient une telle hauteur qu'elles formaient de mini-forêts entre les chênes et les hêtres. La plaine, de son côté, se couvrait d'un immense dais jaune, maquis de genêts en fleur. De petite taille, je pouvais me perdre de longs et délicieux moments dans toute cette végétation et y mener ma vie personnelle. A l'abri des regards, je m'y sentais en parfaite sécurité.
L'automne et ses champignons attiraient plus particulièrement notre père tandis que les châtaignes, les noisettes, les faînes et les nèfles ne nous laissaient pas indifférentes. Quant à nos maraudes de pommes, elles lançaient sur nos traces, plus souvent qu'à son tour, un garde forestier fulminant. Nous courions alors plus vite que Zatopek pour nous réfugier dans le jardin familial, confites d'hypocrisie. Le coup de sonnette rageur qui suivait nos arrivées essoufflées ne présageait rien de bon. L'ennemi, ayant perdu tout espoir de nous battre à la course, venait épancher ses plaintes fielleuses dans le giron de notre mère qui promettait de faire passer le message à son mari. C'était les rares fois où nous voyions notre père se mettre en colère. Ce dernier tenait beaucoup à rester en bons termes avec le garde forestier ainsi qu'avec le propriétaire des pommes. Nos maraudes mettaient en péril la sérénité de ses propres promenades dans les bois et il désirait alors mettre bon ordre à nos méfaits. Vaste projet qui resta toujours sans résultat!
L'automne était donc la saison du brame du cerf et des râles de notre père.
Arrivait alors l'hiver qui voyait s'installer chez nous, l'un des plus beaux sapins des bois environnants.
Le docteur Marbaix, propriétaire d'une partie des bois, nous faisait toujours envoyer un magnifique sapin et c'était l'ennemi juré des jeunes de la région, le garde Gustin, qui était chargé d'aller nous le couper et de nous l'apporter.
Quelques jours avant la Noël, l'arrivée du résineux était un grand moment. Gustin sonnait, présentait l'arbre à ma mère qui poussait ses cris les plus admiratifs dans lesquels les rrr russes roulaient sans discontinuer. L'arrbrre était vrraiment trrès grrand, merrveilleux, parrfait, extrraorrdinairre. A l'occasion d'un cadeau, ma mère n'était jamais à court de superlatifs et aimait s'en gargariser.
Venait alors le moment délicat : Passerait? Passerait pas? Le sapin, toujours d'une hauteur imposante, s'ébrouait une dernière fois à l'air libre puis, tiré avec vigueur par Gustin, obstruait la porte d'entrée, obscurcissant tout l'environnement intérieur. La base entrait la première puis, secoué une fois à gauche, une fois à droite, l'arbre entier était introduit dans le hall par à-coups. Les branches basses se détendaient, suivies de près par les branches les plus courtes et la cime apparaissait enfin, marquant la fin d'une première étape.
Des aiguilles nombreuses, les plus anciennes, commençaient déjà à émailler le sol de leur couleur brun verdâtre sous le regard réprobateur de ma grand-mère qui détestait voir gâcher les nettoyages quotidiens de la maison. Enfin! elle soupirait avec philosophie car il fallait bien en passer par là si l'on voulait accueillir ce verdoyant roi de la futur fête dans notre salle de séjour.
Après l'entrée du sapin dans le hall, Gustin suivait ma mère dans la cuisine où une tasse de café était servie et les remerciements maternels reprenaient leur envol. Bon, ce n'était pas tout ça, il y avait encore du travail dans les bois. Le garde saluait d'un petit coup de la main sur le bord de sa casquette et nous quittait sans plus se soucier de la suite des événements.
Arrivait la seconde étape : La construction de la grande croix en bois qui servirait de stabilisateur au conifère durant tout son séjour chez nous. Ma grand-mère s'attelait à cette tâche avec un plaisir non feint. Grande ordonnatrice des côtés pratiques de la fête, elle partait dans les remises du jardin à la recherche des morceaux de bois qui pourraient s'ajuster exactement pour former la croix. Ensuite, elle sciait, égalisait, plaçait les petits supports latéraux, clouait avec un sérieux qui faisait notre admiration et encore plus celle de son beau-fils. La croix terminée était transportée dans le hall et, à grands coup de marteau, fixée à la base du tronc par quelques solides clous d'une longueur appréciable. Quatre petites traverses partant de la croix vers le tronc venaient parachever le travail et en assurer sa solidité.
La troisième étape consistait à faire entrer le sapin dans la salle de séjour et à le redresser après quoi, ma grand-mère tirant par les branches et ma mère poussant du pied sur la croix , elles le faisaient glisser jusqu'au coin de la pièce d'où l'arbre dominerait notre vie familiale jusqu'au mois de janvier.
Les sapins de Noël de mon enfance brillaient de dizaines de décorations diverses qui permettaient des soirées entières de rêveries : telles boules achetées à Bruxelles reflétaient les visages en les déformant, tel Père Noël surveillait avec attention les cabrioles de la biche en verre moiré; la pipe, le champignon en verre soufflé et les précieuses maisonnettes argentées aux toits rouge vif rappelaient le fouillis festif du «Berceau Blanc» et tout ce que notre mère aurait encore pu y acheter.
Lors de la décoration, ma mère me confiait quelques pièces parmi les moins fragiles, les champignons en ouate compressée ainsi que ces sortes de pinces métalliques garnies d'une rondelle, réceptacles des bougies en cire. J'imagine qu'après mon travail, elle revoyait toute la disposition des bougies pour éviter le moindre risque d'incendie. Mon aïeule, encore plus prévoyante, n'oubliait pas de placer un petit seau d'eau derrière l'une des branches basses de l'arbre. «Prudence vaut mieux que désinvolture», telle devait être la devise des Prokoroff. Danielle œuvrait avec les adultes et manipulait les boules plus fragiles, précautionneuse de ne rien laisser choir. Malgré tout, chaque année, il y avait de la casse à notre grand désespoir. Mais cela faisait partie des préparatifs de Noël et ma mère ne s'énervait pas trop.
Nous n'avions pas le droit de toucher aux cheveux d'ange, trop fins et qui coupaient les doigts ni à la flèche qui ne pouvait être placée que par un adulte car, chaque sapin apporté par Gustin atteignait le plafond. Notre mère ou notre grand-mère, hissée au sommet d'une vieille échelle en bois, plaçait cette décoration ultime. Après quoi, toutes, nous prenions du recul pour admirer l'arbre décoré et c'était la pâmoison assurée pour les deux plus jeunes.
Le sommet du bonheur était presque atteint quand, le soir venu, ma mère allait chercher sa boîte d'allumettes dans la cuisine et qu'avec mille précautions, elle enflammait les mèches des bougies l'une après l'autre puis, théâtrale, éteignait le lustre, nous laissant dans une douce pénombre entourées des reflets dansant sur les murs et les meubles. A cet instant, les minuscules flammes des bougies valaient tous les feux d'artifices et toutes les illuminations du monde.
L'ultime joie nous était donnée lorsque, comme par magie, l'une des adultes faisait surgir le petit paquet d'«étinceleurs» que nous accrochions en dernier lieu afin de les répartir d'une manière équilibrée par rapport aux bougies. Ces minuscules feux d'artifice et les flammes des bougies ne devaient pas être trop proches les uns des autres afin d'éviter tout allumage intempestif. Ma mère comme ma grand-mère évitaient ensuite de laisser le paquet à ma portée depuis qu'elles avaient découvert que, suite à une idée aussi lumineuse que les étinceleurs, je subtilisais et allumais ces bâtonnets sous les truffes de Boy et Jimmy, nos chiens, pour mieux les faire aboyer.
La cérémonie de l'illumination du sapin recommençait à l'arrivée de notre père: nous voulions entendre ses exclamations d'émerveillement. Et, une fois encore, pour Olga qui avait été occupée ailleurs durant les préparatifs. Si mon grand-père venait en dernier lieu, rebelote pour une dernière illumination. Nous n'étions pas égoïstes, tout le monde devait être touché par l'esprit de Noël mais, surtout, nous ne voulions pas rater les multiples occasions d'allumer, d'éteindre, de passer de la lumière à la pénombre et de pousser chaque fois le soupir énorme du contentement absolu : «Waooww».
Le soir de Noël, le repas se prenait, non dans la cuisine comme habituellement, mais dans la salle de séjour. Ma mère préparait un potage plus raffiné et celui que je préférais était une crème de tomates dans laquelle flottait une multitude de «perles du Japon». Suivait soit un rôti de bœuf cuit avec ail, échalotes et petits oignons, soit un poulet grillé à point, la peau rousse luisant sous sa propre graisse à laquelle la cuisinière n'avait pas hésité à ajouter un gros morceau de beurre pour faire bonne mesure.
Mais le clou du repas, c'était à ma grand-mère que nous le devions. Aidée par son âme d'artiste, elle façonnait la purée en forme de gros sabot. La chaussure de pommes de terre était décorée de grains de café qui représentaient des boutons et l'intérieur, creusé assez profondément, servait de réceptacle aux choux de Bruxelles qui accompagnaient le plat. Son entrée dans la salle de séjour entendait fuser les exclamations d'admiration. Elle portait son plat à bout de bras afin que nul regard ne fut déçu et, humble sous les félicitations, venait déposer le met au centre de la table. Ma mère alors pouvait commencer le partage des parts dans nos assiettes et chacun, nous attaquions les aliments avec délectation.
Ces repas peuvent, à l'heure actuelle, paraître très simples mais l'art et l'amour qui y avaient été apportés en faisaient alors des repas exceptionnels. Des perles du Japon, un gros poulet, une purée et des choux de Bruxelles faisaient aussi partie de l'esprit de Noël qui flottait ce soir-là dans la pièce et autour de notre table.
    
     II. Une année, le sapin dressé, équilibré, garni, je découvris qu'un espace suffisant permettait de vivre sous ses branches basses. Ma mère me céda une vieille couverture que je glissai à l'arrière de l'arbre. Chaque soir, je me faufilais dans ce terrier inattendu et, durant de longues minutes, attentive à ne pas me faire remarquer, j'observais la vie dans notre salle de séjour. Des pieds passaient, glissant, claquant les talons, pas menus de mon aïeule, chaussures sévères de mon grand-père, petite pointure de ma sœur, je reconnaissais les membres de ma famille à leurs pieds. Les conversations aussi étaient caractéristiques de chacun : Mon père parlait de ses corrections ou d'un disque de jazz qu'il voulait acheter, ma grand-mère distribuait ses conseils de prudence par rapport à l'arbre, mon grand-père critiquait un article de journal et mon aînée expliquait un roman feuilleton qu'elle venait de lire dans sa «Semaine de Suzette».
Mon grand plaisir, un soir, fut d'entendre ma mère entrer dans la pièce et demander avec l'hypocrisie propre aux adultes :
-Vous n'avez pas vu la petite? Je la cherrche parrtout mais frranchement, je ne la trrouve nulle parrt. Frranz, tu ne l'as pas vue?
Mon père, à ma grande joie, tomba des nues.
-Elle n'est pas dans la cuisine? Tu es allée voir dans le bureau? Elle cherche peut-être un jouet dans son armoire?
Les dénégations de ma mère l'inquiétèrent. Il se leva pour participer aux recherches. Bon, le jeu avait assez duré, il était temps que je me dévoile et que je sorte de ma cachette.
- Coucou! Je suis là!
- Ah, dit ma mère, feignant l'étonnement, tu étais là!
- Mais qu'est-ce que tu faisais là ? Demanda mon père, étonné.
Je ris, heureuse, croyant avec naïveté avoir berné toute la famille et bien décidée à recommencer le lendemain.

Une autre année, mes parents avaient invité leurs amis proches et leurs enfants à se joindre à nous pour accueillir le Père Noël. Comme invité, ce dernier était une vrai surprise. Jamais il ne s'était arrêté dans notre maison et sa venue fut attendue avec impatience. Il faut dire que ma mère avait bien organisé les festivités. Jeux dans la maison, chapeaux en papier pour chacun, farandole autour de l'arbre, goûter avec gâteaux et jus de fruit. Rien n'avait été oublié. La nuit tomba, amenant avec elle le Père tant attendu.
Mon Dieu! Cette année-là, il s'était mis en frais notre cher Père Noël : grande cape de satin clair, fausse barbe brillante ressemblant à s'y méprendre à des cheveux d'ange, grosses moustaches sous lesquelles apparaissait une bouche ronde en forme de cerise, gants molletonnés rouges. Parfait, il était parfait mon parrain Igor Noël. Je fus peut-être l'une des seules à ne pas reconnaître l'homme sous le déguisement ce qui m'obligea à rester sage plus que d'habitude. Lorsque la distribution des cadeaux commença et qu'il m'appela auprès de lui pour , oh! comble de l'horreur, dire devant tous les enfants et les parents réunis : «Il me semble que cette fillette n'est pas toujours très obéissante», la grosse voix m'assomma et je crus que mes jambes défaillantes allaient m'obliger à m'asseoir sur le sol. Ce fut un bien mauvais moment à passer pour un jour de fête mais j'eus quand même droit à un énorme ours en peluche et à un petit panier rempli de bonbons.

     III.
A Quaregnon, chez mes grands-parents, les Noëls étaient bien plus simples mais très chaleureux grâce à l'amour et à l'imagination que notre Mimi mettait dans tout ce qu'elle entreprenait.
De longues semaines à l'avance, elle commençait à récolter tous les emballages brillants des bonbons, caramels et autres chewing-gums auxquels nous avions parfois droit en soirée. Les noix de l'automne, coupées en deux avec soin puis évidées avaient été stockées dans une boîte en fer blanc et tout papier-cadeau un peu attrayante avait été aplati par un repassage méticuleux effectué avec les gros fers en fonte qui chauffaient en permanence sur la cuisinière.
Les jours qui suivaient l'achat du sapin voyaient ma grand-mère façonner de petites boules d'ouate qu'elle plaçait dans les emballages des caramels. Elle refermait les papiers, respectant bien les anciennes pliures, tordait les extrémités et recréait ainsi, avec une patience infinie, de fausses friandises qu'elle venait suspendre à l'arbre.
Les morceaux de papier-cadeau nous étaient attribués à ma sœur et à moi et nous devions y découper des bandelettes pas trop longues ni trop fines. Après quoi, une bouteille de gomme arabique en main, nous formions, entrelacions et collions l'un après l'autre, les anneaux des guirlandes qui viendraient se balancer d'une branche à l'autre. A la fin du travail, il y avait autant de colle sur mes doigts que sur la portion de table qui m'avait été dévolue. A la vérité, je n'aimais pas trop cette colle jaunâtre, coulant sans permission et qui s'étalait toujours là où elle ne devait pas se trouver. Je préférais nettement celle préparée par Mimi qui, parfois, par manque de colle arabique, mélangeait du vinaigre et de la farine pour obtenir une pâte blanche et molle qui, elle, se laissait dominer sans écart de conduite. Au moins, avec cette colle-grand-mère, je pouvais travailler sans barbouiller tout mon environnement... Quoi que...
La soirée suivante, mon aïeule allait chercher la boîte de demi-noix, la posait sur la table et déposait sur un sous-plat une petite casserole dans laquelle elle avait fait fondre tous les restes de bougies récupérés en cours d'année. Elle apportait également de minuscules bouts de coton à broder et le travail pouvait commencer. Là, il n'était pas question de laisser intervenir les «petites»: les brûlures de cire bouillante nous auraient attendues au tournant de toute désobéissance.
Les bras croisés au bord de la table, je ne perdait pas une miette de l'évolution de cette décoration de Noël. Attentive à ne pas déborder, ma grand-mère versait un peu de cire liquide dans chaque demi-coquille vide puis, sans perdre de temps, enfonçait une petite mèche de coton au centre du liquide qui déjà durcissait. Durant cinq minutes, la petite casserole retournait sur le feu et nous en profitions pour grignoter deux ou trois marrons chauds ou quelques maïs «pétés» qui nous attendaient sur le coin de la cuisinière dans une platine à tarte remplie de sable blanc.
«Allez, au travail!» Cette exclamation nous réunissait de nouveau autour de la table pour suivre la fin des opérations. Toutes les coquilles remplies, arrivait alors un moment magique. Mimi allait chercher un grand plat, le remplissait d'eau et venait y déposer une partie des noix terminées qui se mettaient à flotter. Ensuite, elle allumait l'une après l'autre les petites mèches de coton et une minuscule Invincible Armada perdait une fois de plus sa bataille dans la cuisine quaregnonnaise. Nouvelle défaite sans bain de sang ni canonnades. Un chalumeau à la bouche, attentives à ne pas souffler trop fort pour ne pas éteindre les mèches enflammées, nous faisions évoluer la flottille, tantôt vers les bords, tantôt vers le centre du plat. Le jeu durait jusqu'à extinction des flammes. Ensuite, les embarcations étaient rangées dans la boîte en fer blanc qui, elle-même réintégrait son étagère jusqu'au lendemain. Ce jeu allait être l'un des nôtres durant toutes les soirées précédant ou suivant la Noël.
L'heure d'aller au lit était arrivée, un dernier marron chaud, quelques grains de maïs à coincer dans la joue et nous attendions la brique réfractaire que Mimi sortait du four et nous emballait soigneusement dans un journal puis dans un essuie protecteur. Chargées de nos chaufferettes individuelles, nous escaladions l'étroit escalier qui menait aux chambres glaciales. Un bond sur le haut lit et nous nous glissions sous les draps rêches, poussant des pieds notre brique le plus loin possible dans le lit. Un dernier baiser, les draps rabattus sur la tête, c'est dans un cocon de chaleur que nous nous endormions dans l'attente du lendemain.
Arrivait alors le matin de Noël. Nous étions réveillées par l'odeur du café qui, profitant de la porte entr'ouverte, se faufilait par le sombre escalier et s'infiltrait dans les chambres pour nous caresser les narines. Nous descendions, tout émoustillées par l'idée des cadeaux qui nous attendaient dans la cuisine où déjà ronflaient la grosse cuisinière, sa bouilloire et les premières casseroles du repas de midi.
Sur la table, entre la cougnole traditionnelle et la motte de beurre, des assiettes du «beau» service étaient garnies de mandarines, de spéculoos, de quelques caramels accompagnés de deux lards rose et blanc et de longues et fines babeluttes rouges. Nous étions enchantées. Vraiment, Père Noël ne nous oubliait jamais.
C'était pourtant les mêmes friandises que celles qui nous étaient parfois achetées ( à l'exception des mandarines et de la cougnole ) mais leur accumulation faisait toute la différence. Oui, cette simple table en bois blanc couverte d'une toile cirée impeccable devenait alors une table de fête.
La cougnole, brioche en forme de petit Jésus, était l'objet d'une convoitise bien particulière. Ses décorations en plâtre feraient l'objet de longues tractations et d'échanges lors de notre retour en classe après les fêtes. Figurines rondes ou en forme d'enfantelet, réduites à leur plus simple expression, nous savions qu'il y aurait toujours preneurs pour effectuer l'échange et compléter nos collections. Par contre, si la figurine était formée d'un Jésus en fondant rose couvert d'un petit cache-sexe en sucre bleu, elle passait illico presto sous les quenottes des jeunes anthropophages que nous devenions alors. Manger l'enfant Jésus ne nous semblait pas inconvenant. Loin de là!
Sous le sapin la meilleure part restait à découvrir : Pour Danielle, une poupée ou des livres, pour moi, des bâtons de plasticine de toutes les couleurs ou quelques vêtements pour mon bébé en celluloïd. C'était Byzance!!

A la fin de la guerre, alors que tout manquait encore pour vivre normalement, lors d'une soirée qui avait précédé le 25 décembre, ma grand-mère s'était coupé, à mi-longueur, les cheveux qu'elle avait jusqu'à la taille. Toute la nuit elle avait ajusté ses cheveux, égalisé les pointes, cousu les mèches les unes après les autres sur une petite coiffe de coton blanc qu'elle avait ensuite fixée sur la tête de la vieille poupée de ma sœur . Un peu de couleur sur la bouche et sur les sourcils et Danielle, le matin, découvrit que Père Noël lui avait apporté un cadeau inespéré : Une nouvelle poupée aux magnifiques cheveux noirs. Chose rare, cette chevelure pouvait être coiffée, peignée, tressée ou garnie de rubans à l'envi !
Trop jeune, Danielle ne se rendit pas compte que l'épais chignon de Mimi avait diminué de moitié et c'est vers le vieillard à barbe blanche que tous les remerciements s'élevèrent comme d'habitude.
Jamais mon aînée n'eut un si beau cadeau de Noël et, je le pense, plus jamais elle n'en reçut un qui fut imprégné d'autant d'amour que lors de ce Noël-là.

     IV.
Le Noël le plus incongru que notre famille ait connu remonte à mes huit ans.
Madame D... , l'institutrice de ma sœur, et la mienne lorsque j'eus atteint l'âge d'entrer en troisième année, avait noué avec mes parents des relations de très bonne entente. Il arrivait, les quelques fois où l'Instruction réussissait à m'emprisonner entre ses grands bras, que j'aille dîner chez elle pour éviter deux allers-retours en tram sur la journée. La brave dame avait peut-être trouvé ce subterfuge pour éviter mes absences trop fréquentes les après-midis. Son dévouement pour l'enseignement n'avait pas de limites et elle m'accueillait toujours très gentiment. Elle tentait ainsi, tant bien que mal, de récupérer une écolière trop souvent perdue dans la campagne ou dans les bois hennuyers.
Cette dame, grande catholique devant l'Éternel, nous proposa un jour de fêter Noël avec sa famille. Dans le petit village de Maisières, elle était l'institutrice en chef, mon père était le professeur de latin et de grec. Entre intellectuels, elle trouva de bon ton de nous inviter malgré les immenses divergences d'opinions religieuses qui   séparaient nos deux familles. Madame D...  servait de relais à Dieu dans notre école. Mon père, à l'époque athée convaincu, servait, lui, de relais aux idées communistes soviétiques. Malgré cela, sa très grande ouverture d'esprit fit que, après réflexions et en accord avec ma mère, il accepta l'invitation.
Et nous voilà donc ce 24 décembre 1951, habillés de fête. Ma mère, maquillée avec soin, ma sœur et moi, les tresses serrées impeccablement de chaque côté du visage et mon père avec son costume brossé de frais, nous attendîmes le dernier tram du soir devant chez Cyril. Je ne sais pour les trois autres, mais moi je me réjouissais intensément du repas qui allait nous être offert. Ce n'était pas tous les jours que nous prenions le tram à une heure aussi tardive pour descendre à Maisières chez Madame D... . Pour un tel événement, le repas ne pourrait qu'être fastueux. C'était du moins ce que j'imaginais.
Ce que mes parents avaient omis de me dire c'est qu'en plus d'être conviés au repas de Noël, nous étions aussi invités à la messe de minuit. N'étant pas au fait des arcanes de la religion, même s'ils m'en avaient parlé, cela n'aurait rien changé à mes rêves gastronomiques.
L'arrivée chez notre hôtesse fut chaleureuse en souhaits de Noël, en accolades et en gros bisous aux enfants. Par contre, en ce qui concernait le chauffage des lieux eux-mêmes, ce fut plutôt réfrigérant. La brave dame, veuve depuis de nombreuses années et mère de quatre enfants, était très attentive à ne pas gaspiller sans raison sa réserve de charbon. Seul, le poêle de la salle à manger, laissait passer de temps à autre la lueur d'une mince flamme à travers les micas de sa porte. Bon, il fallait s'y faire. Qu'importait ? Le repas allait nous réchauffer.
Dans cette salle à manger où nous nous trouvâmes réunis, la table était dressée : Nappe blanche, une assiette, un couteau, une fourchette et un verre par personne, quelques branches de sapin en guise de décoration et, apportant un air de fête, les serviettes pliées avec un art sortant de l'ordinaire. Mes regards eurent beau balayer la table en long, en large et en diagonale, aucunes victuailles ne les arrêta. Pas de petits pains, pas d'amuse-gueules, rien. En fait d'espoir de nourritures terrestres, cette table de fête était la plus déprimante que j'avais jamais vue.
Les adultes avaient commencé à discuter de choses et d'autres, les fesses tournées vers le foyer et ni mon père ni ma mère ne paraissait s'inquiéter de la santé de leur estomac. Quant à Madame D... , le chemin de la cuisine lui semblait inconnu. Danielle avait rejoint son amie Cécilia et son frère François au premier étage où j'entendais leurs rires et le bruit de leurs pas. Pour ma part, n'ayant personne avec qui jouer ou parler, j'attendais le moment où nous allions pouvoir nous asseoir et voir arriver enfin une magnifique dinde et tous ses accompagnements imaginables.
Combien de temps restai-je polie ? Impossible à dire. Cependant, il arriva un moment où, n'en pouvant plus de faim, je m'approchai de ma mère, lui pris la main et, interrompant la conversation en cours, je lui soufflai : «Quand allons-nous manger ?» Elle sembla tomber des nues et me répondit, à voix basse elle aussi : «Pas maintenant, nous allons d'abord nous rendre à la messe de minuit avant le repas. Les catholiques ne peuvent pas manger avant cette messe». Cette révélation si tardive faillit envoyer mon cerveau et mon petit corps dans un état comateux d'où, seuls, les plus résistants reviennent.
Il fallut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur. Nos deux familles se mirent enfin en route dans le froid de l'hiver pour atteindre l'église et rejoindre la foule des croyants pressés de rendre hommage à leur Dieu miséricordieux.
Horreur! L'église était tout aussi froide que le logis de notre institutrice. Si pas plus. Et ce n'était pas les odeurs d'encens ni les chants de Noël qui allaient me nourrir. Voyant ma syncope arriver, ma mère me tint serrée contre elle et, pour me distraire, commenta, sans vergogne, l'habit d'une telle, la marche de tel autre ou encore la beauté des bouquets décoratifs ou des cierges allumés pour l'occasion. Ah ! Si seulement j'avais pu mordre dans l'un de ces gros cierges pour me sustenter ç'aurait été un immense moment de bonheur durant cette messe, merveilleuse pour la plupart et si déprimante pour moi. Arriva l'instant de la communion. Ce fut le seul moment durant lequel j'éprouvai un amusement réel. Dans la file des chrétiens marchant, mains croisées, vers l'hostie sacrée, nous vîmes l'une des élèves parmi les plus endiablées de notre école : Marinette G... . Pour ma part, cette avancée d'une compagne de ma sœur ne présentait rien d'anormal. Par contre, pour ma mère qui connaissait l'infernale petite femelle, il y avait là une situation incroyable et elle ne put s'empêcher de faire remarquer que si cette enfant osait aller communier, n'importe lequel d'entre nous pourrait y aller aussi. Cette réflexion m'amusa beaucoup et m'aida à tenir bon jusqu'à la fin de la messe.
Le retour vers le logis nourricier se fit dans la joie et les courses entre enfants poussèrent les adultes à allonger le pas, ma sœur, Cécilia et François menant la danse. La porte ouverte et le couloir traversé dans l'allégresse, nous nous retrouvâmes autour de la table, prêts à dévorer le délicieux repas que nous allions enfin, enfin, enfin découvrir.
Là aussi, mes parents m'avaient caché une triste vérité. Le repas prévu serait traditionnel, typique de notre région lors de la fête de Noël : du boudin noir, de la purée et de la compote de pommes. Pour les enfants, de l'eau comme boisson. Bienheureux, mon père, ma mère et Madame D... qui eurent droit à un verre de vin. Le dessert ? Aucun souvenir. Une tranche de bûche, probablement. Cette faim inhabituelle qui m'avait taraudée durant toute la soirée avait dû amoindrir mes capacités de mémorisation.
Cette nuit-là, nous dormîmes tous chez notre hôtesse et la légèreté du repas ne provoqua aucun cauchemar susceptible de troubler mon repos. Comme il fut bien réel alors ce dicton qui assène aux plus affamés : «Qui dort dîne».

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