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samedi 26 janvier 2013

Souvenirs d'enfance (4) Braconnage



Braconnage 

A la fin de la guerre et même après le conflit, il n'était pas bon être chat ou rat quand le manque de viande se faisait sentir dans les familles. Toute cuisse un peu musclée était bonne à prendre et à grignoter. Les os étaient sucés et léchés jusqu'à ce qu'il n'y reste plus le moindre petit lambeau, le moindre petit filament de chair. Les tickets de rationnement étaient insuffisants et cette insuffisance avait placé l'imagination au pouvoir. Les chats étaient cuits en gibelotte et les rats amélioraient l'ordinaire des bouillons
Dans notre famille, on manqua aussi de nourriture mais ce fut peut-être moins dramatique que chez d'autres. La solidarité familiale joua entre mes parents et mes grands-parents et quand ma grand-mère avait vent d'un arrivage de pommes de terre dans les Flandres, elle n'hésitait pas à traverser la moitié de la Belgique pour que ses petites-filles en profitent.
Ma mère, de son côté, ne ménagea jamais ses mollets et pédala tant qu'elle put dans les campagnes environnantes, trouvant ici du lait, là du beurre ou des œufs. Après d'âpres transactions financières dans lesquelles elle perdait toujours quelques plumes, elle ramenait ses trésors à la maison, essoufflée mais heureuse. Il arrivait parfois que le bonheur fût de courte durée et la découverte d'un morceau de chou blanc au centre de la motte de beurre effaçait les sourires confiants. A l'utilisation, le lait présentait un aspect trop fluide et son goût était fade. Il avait été «coupé». La grimace du désenchantement remplaçait la joie. C'était la fin de la guerre ou l'après-guerre et certains continuaient à «faire leur beurre» tandis que d'autres n'arrêtaient pas de se faire plumer.
Ces fraudes, ces petits apports étaient minimes mais suffisants pour survivre. D'espoirs en découragements, les adultes, faute de repas gargantuesques, avaient grignoté le temps et avaient enfin vu l'horizon s'éclaircir.
Un jour pourtant, un doute horrible plana sur la famille.
A l'époque, je marchais à peine et comme tout enfant qui découvre le monde, soit à quatre pattes, soit m'accrochant au pied des meubles comme un petit vampire, j'explorais mon environnement. C'est ainsi que cet après-midi-là, j'atteignis le bac à charbon.
Fidèle compagnon de la grosse cuisinière à cinq portes, pièce maîtresse de la cuisine de mes grands-parents, ce bac n'avait pas été refermé et, à mes yeux éblouis, apparurent les morceaux de charbon concassé. Brillants, tentants en diable, les petits diamants noirs m'attendaient. J'avançai la main, pris l'une des gaillettes* et, ni une ni deux, hop! dans la bouche.
Impossible à croquer, cette gaillette fut sucée avec application. En apparence, le goût ne me répugna pas. Je la suçotai, la retournai de la langue, la fis passer de gauche à droite et, ce faisant, provoquai un afflux important de salive. Le liquide poisseux et noir me barbouilla les contours de la bouche, s'étendit sur les joues grâce aux mains déjà très noires elles-mêmes avant de s'étaler sur mon bavoir et mes petits vêtements en lainage pastel.
Quand ma mère me découvrit, ce fut un bébé-charbonnier qu'elle trouva. La gaillette, bien coincée dans la joue gauche, me déformait le visage. La bave noire continuait à couler. Mes yeux clairs, encore plus clairs dans le visage noir, l'observaient avec attention. A cette vue elle faillit avoir une attaque nerveuse.
Il fallut bien qu'elle reconnût sa fille dans ce monstre rampant qui avançait maintenant vers elle. Elle m'empoigna, m'assit sur la table puis, d'un index expert, s'acharna à extraire de ma bouche ce qu'elle découvrit être du charbon.
Ses cris avaient ameuté toute la maison. Atterrés, mes grands-parents ne purent que constater les dégâts vestimentaires, horrifié, mon père pensa aux dégâts digestifs. Malgré la guerre, personne n'avait jamais mangé du charbon dans cette famille. Aucun des observateurs ne sut que conjecturer des conséquences à venir. De toute urgence, il fut décidé de faire appel au médecin et dans l'attente de sa venue, les adultes furent sur des charbons ardents.
Quand le médecin arriva et que lui fut expliqué le «drame» provoqué par la petite, cela le fit bien rire.
- Elle manque tout simplement de sels minéraux, cette petite, et c'est dans le charbon qu'elle les cherche, dit-il à mes parents effondrés. Ne vous tracassez pas, ce n'est pas plus grave que si elle avait mangé des pastilles de charbon digestives. Laissez-la faire!
La laisser faire? Certainement pas! On aimait bien le vieux médecin de famille mais l'amitié avait ses limites. Le soulagement fut malgré tout général sauf pour mon père qui se sentit coupable d'avoir mal nourri sa famille. Mais que faire? De l'argent, il y en avait un peu mais il ne servait à rien si les provisions manquaient dans les magasins et si certains fermiers pratiquaient un marché si noir qu'il prenait les quémandeurs à la gorge. Il se tracassa beaucoup mais, dans un premier temps, ne trouva pas de solution adaptée.
Sur ces entrefaites, nous quittâmes la maison de mes grands-parents à Quaregnon et nous partîmes vivre à Maisières où mes parents avaient trouvé une location intéressante entre des bois et une plaine couverte de genêts.
Le temps passa, le manque de viande persista.
Je ne sais qui, à cette époque, de Louis Waëme ou de Louis Van de Spiegele, parla à mon père des possibilités d'apports supplémentaires de viande grâce au braconnage! Peu importe. L'un d'eux en parla.
S'il y avait bien un défaut que mon père n'avait pas c'était celui de malhonnêteté et le désir de tuer ne l'effleurait jamais. Dans un premier temps la proposition de l'un des Louis fut rejetée avec fermeté. Mais...
La mauvaise graine avait été semée et, soigneusement arrosée par ma mère qui n'avait pas les mêmes scrupules que son époux, elle finit par germer et par se développer.
Très bien! Il n'était pas impossible d'envisager de temps à autre la mort d'un lapin. Il y en avait tant dans les bois voisins! Mais, placer un collet, cela demandait une certaine technique que mon père ne possédait pas. De plus, se faire surprendre par le garde forestier était un danger qu'il fallait éviter à tout prix. Qu'allait-on penser de Monsieur Moreau s'il était surpris en délit de braconnage?
Les deux problèmes furent rapidement résolus.
Louis l'instigateur passa plusieurs soirées à expliquer comment fabriquer un collet, où le placer, quel fil choisir, à quel moment de la journée relever ces méchants pièges etc...etc...
En ce qui concernait une mauvaise rencontre dans les bois, mon père trouva la parade la plus efficace. D'habitude, il arpentait les sous-bois et la clairière voisine en ayant toujours en main un livre de poésie. Le contact avec la nature, le calme des bois, les chants d'oiseaux procuraient une autre dimension aux poèmes analysés. Parfois, le chemin du garde croisait le sien et les contacts étaient amicaux. Qui aurait alors soupçonné de braconnage ce brave enseignant plongé dans ses études poétiques? A partir de ces conclusions, mon père partit dans les bois tenant son livre d'une main, l'autre main, tenant le collet, enfouie dans la poche de son veston.
La réussite ne fut pas au rendez-vous. On ne transforme pas aussi facilement un poète en tueur de lapins. Plus malins que mon père, les rongeurs, jamais, ne passèrent leur petite tête et leurs longues oreilles dans les nœuds coulants. Ils devaient bien rigoler, tapis à l'entrée de leurs terriers, quand ils voyaient arriver le professeur avec ses pièges inoffensifs.
Celui qui ne rigola pas, ce fut le garde forestier qui, habitué à surveiller son domaine au mètre carré près, eut vite fait de trouver les collets mal placés. Un jour, rencontrant mon père lors d'une de ses promenades, il l'accompagna le long du sentier et entretint la conversation plus que d'habitude. Il fut question de l'état des arbres, de la flore rare qui poussait ici et là, du gibier qui serait chassé en automne et, le sujet étant abordé, il ajouta sans avoir l'air d'y toucher : «Je ne sais pas quel est l'imbécile qui place des collets en ce moment, mais avec aussi peu de technique, jamais il n'attrapera rien. Par contre, si moi je l'attrape, il s'en souviendra... ».
A partir de ce jour, plus jamais mon père n'alla placer de pièges et ses promenades redevinrent purement studieuses et honnêtes.
Malgré le léger manque de viande qui perdura, malgré l'effort qu'il avait fourni pour se faire à l'idée de devenir tueur de lapins, mon père resta intransigeant sur un point : quand notre voisin, Charles à Sabots, proposa à ma mère quelques-uns des petits oiseaux qu'il tuait de temps à autre pour son profit personnel, Franz refusa avec colère, révulsé par l'idée de la mise à mort de ces petits êtres ailés. La fréquentation de Charles à Sabots fut vivement déconseillée à ma mère. Sa proposition l'avait transformé en persona non grata malgré qu'il se soit justifié : «Pour que la petite ait de la viande».
Les lapins, oui, les oiseaux, non!
Toujours aussi peu scrupuleuse, ma mère, dans l'intérêt de sa cadette, accepta les oiseaux en cachette. Profitant des absences de mon père, retenu à Mons pour ses cours, elle me les cuisinait avec une petite échalote et un soupçon de serpolet. Je garde le souvenir de minuscules cuisses très tendres mais... oui, vraiment minuscules. Les gaillettes avaient plus de consistance et duraient plus longtemps. 

* les gaillettes :   petits morceaux de charbon   

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