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jeudi 30 janvier 2014

Souvenirs d'enfance (18) Le gros chas


Le gros chas


Quand je venais passer mes vacances chez mes grands-parents, à Quaregnon, Mimi (ma grand-mère) m'envoyait parfois faire l'un ou l'autre achat anodin. Ainsi, elle m'apprenait à me débrouiller petit à petit dans la vie quotidienne. Avec ma sœur et moi, elle faisait preuve d' un bon sens et d' une affection sans limite. Au fur et à mesure des événements, elle nous instillait ses connaissances de la vie pour nous en faire profiter au maximum comme ses propres parents avaient probablement fait avec elle durant sa jeunesse.

  Malgré cela, je restais  peu au fait de la réalité ou de la valeur d'une marchandise ou même de l'argent. Quand je recevais une pipe en terre cuite pour faire des bulles de savon noir ou un palet de marelle qui me servirait sur la terre battue de notre cour, c'était des cadeaux merveilleux. Face à ces cadeaux, j'éprouvais le même plaisir que lorsque l'on m'achetait une nouvelle paire de chaussures ou un vêtement. Dans le domaine financier et dans bien d'autres, j'étais d'une naïveté incommensurable.

Un début d'après-midi, Mimi m'envoya lui acheter une aiguille à broder. Avec un gros chas me précisa-t-elle. Une aiguille avec un gros chas, la formulation ne pouvait être plus précise En tout cas pour elle. Pour moi, par contre, c'était loin d'être clair car ce que j'avais compris de l'achat à faire c'était une aiguille avec un gros «chat».

Ma jeunesse ne m'avait pas encore permis d'acquérir toutes les finesses de la langue française et je ne compris pas pourquoi l'aiguille devait être accompagnée d'un félin. Comme souvent, je ne posai aucune question pour en savoir plus, je tendis la main dans laquelle ma grand-mère déposa les centimes nécessaires à l'achat et je partis, très heureuse de m'acquitter d'une tâche de «grand».

Je traversai la place ensoleillée sur laquelle se dressait la maison familiale et, arrivée sur le trottoir opposé, je commençai à ralentir le pas. Je n'aimais pas le magasin dans lequel je devais me rendre. Étroit, sombre, sa porte en chêne difficile à ouvrir, tout cela me faisait peur. Ensuite, cette idée de gros chat m'inquiétait et je me demandais comment je ferais pour retraverser la place sans lâcher l'animal. Il était bien évident que la mercière n'allait pas emballer la bête. J'avais beau n'avoir que cinq ans, cela tombait sous le sens que l'on n'emballait pas un chat.

Et puis, aussi, comment faire comprendre à la vieille demoiselle que ma grand-mère m'envoyait acheter une aiguille et un gros chat. L'humour n'était pas au rendez-vous, c'était absurde et j'en avais conscience.

C'est ainsi que, tout en réfléchissant à la manière de formuler ma requête, j'arrivai devant la petite mercerie.

Le «cliquet» de la poignée en cuivre me parut plus difficile à abaisser qu'à l'ordinaire et la porte plus récalcitrante. Tout me résistait, et mes petits muscles de sauterelle ne m'aidaient pas. Marcher jusque là avait été une chose, entrer en était une autre

Enfin, la porte s'ouvrit, la fraîcheur du magasin me happa et je me retrouvai dans une semi-obscurité, la tête à hauteur du comptoir en bois lustré par les ans. Je levai les yeux, la vieille mercière était là et attendait. D'une traite, sans salutation préalable, je lançai : «Ma grand-mère voudrait une aiguille avec un gros chat». J'étais déjà à bout de souffle à cause de l'émotion.

Mon regard, aussitôt la commande exprimée, partit à la recherche du fameux chat mais, dans un magasin aussi sombre, allez trouver cet animal ! Dans quel coin se cachait-il ? Vers le fond, entre deux boîtes de coton à broder ? Sous le comptoir ? Vraiment, je ne le voyais pas.

Au bout de quelques secondes, la marchande revint, tenant une aiguille entre deux doigts. Elle l'emballa dans un fin papier de soie et me la tendit. J'avançai la main, déposai la monnaie sur le comptoir, pris le minuscule paquet puis, j'attendis la suite de la commande.

Ne comprenant pas mon attitude, la vieille demoiselle attendit aussi quelques secondes après quoi elle me demanda : «Désires-tu autre chose ?» J'hésitai puis, ne voulant pas désobéir à mon aïeule, je répétai : «Ma grand-mère a dit : une aiguille avec un gros chat».

La mercière, un peu interloquée par cette nouvelle demande, me regarda gentiment et d'une voix douce me répondit : «Mais c'est une aiguille avec un gros chas que je t'ai donnée».

Une nouvelle fois, je restai plusieurs secondes sans bouger, contemplant le petit paquet soyeux. Impossible qu'elle ait pu y cacher un chat !

La commerçante, face à tant de perplexité, comprit enfin le quiproquo et, en riant, m'expliqua : «Un chas, c'est le trou de l'aiguille dans lequel tu passes le fil. Cette aiguille-ci a un gros trou».

Je ne compris pas vraiment l'explication puisque je venais d'entendre qu'un chat c'était le trou d'une aiguille mais enfin, bon, je n'allais pas tenir tête à cette adulte et encore moins m'incruster dans son magasin pendant des heures. Ma grand-mère prendrait son parti d'une demi-commande ou elle reviendrait elle-même pour réclamer le reste. Je serrai la main sur mon petit achat, dis merci et sortis, heureuse de retrouver le grand soleil.

De retour chez mes grands-parents, je cherchai en vain ma Mimi chérie mais elle s'était absentée. Je déposai le paquet sur la table de la cuisine puis filai rejoindre des amis dans le «Brûle» où nous jouâmes jusqu'à l'heure du souper. Quand mon aïeule nous appela pour le repas du soir, j'avais oublié et le chas de l'aiguille et le chat introuvable de la mercerie. Quelques parties de chat perché avaient balayé les deux autres mais n'avaient pas amélioré mes connaissances linguistiques.

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