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vendredi 14 février 2014

Souvenirs d'enfance (19) : Quarante-deux

Quarante-deux


Un double remords  venait de m'assaillir.
Le premier ? Oh ! c'était très simple : j'avais envoyé mes tables de multiplication aux orties depuis belle lurette. Le droit d'aller jouer, je me l'étais accordé sans demander l'avis de personne, comme d'habitude. La seule autorisation que j'avais dû obtenir était celle de traverser la route qui séparait notre demeure du Camp de Casteau : cette route Paris-Bruxelles était la hantise de ma mère et c'était toujours sous sa surveillance que la traversée périlleuse se faisait. Dès que j'avais atteint le trottoir d'en face, ma mère, rassurée, me tournait le dos et réintégrait sa cuisine pour vaquer à ses occupations ménagères.
Le second remords  était provoqué par le fait d'entrer dans la vie de cette famille que mon père m'avait interdit de fréquenter. Cela m'avait été expliqué, dit et redit : pas question d'aller jouer chez Nicole ! Le géniteur de cette fillette était gendarme et une altercation légère l'avait opposé à mon père lors d'un trajet en tram. Leurs relations étaient donc tendues et, aux yeux de mon père, cet homme, d'après l'expression favorite de Franz, était un "crétin des Alpes". Voilà pourquoi je n'avais pas le droit d'entrer chez eux. On n'entre pas chez les crétins des Alpes. Point final.
Mais, enfant trop solitaire, pour une fois que je m'étais trouvé une amie de mon âge, bien qu'avec mauvaise conscience, je transgressais parfois l'interdit.

- Bonjour, madame, Nicole peut-elle venir jouer avec moi?
- Bonjour, Anne, tu dois attendre, Nicole n'a pas terminé d'étudier ses tables de multiplication. Entre dans la cuisine, elle y est avec son papa.
Malgré le risque d'être aperçue (la maison de Nicole se situait presque en face de la nôtre) , j'avançai d'un pas, de deux et je finis par entrer et par traverser le couloir pour atteindre la cuisine.
Et ce fut là que le premier remords refit surface avec plus d'intensité. Bien sûr, je savais qu'un minimum d'étude était nécessaire pour réussir à l'école mais puisque personne ne me surveillait dans ce domaine, pourquoi me serais-je infligé  un supplice qui me paraissait aussi inutile que barbare ? Je n'étudiais donc jamais rien alors que mon amie, elle, étudiait.
Arrivée dans la cuisine, la cruauté des études me dessilla une nouvelle fois les yeux et écarta tous regrets : je me trouvai confrontée avec un système éducatif, plus strict, plus exigeant mais surtout d'une violence qui m'était complètement inconnue.
Nicole était là, assise sur une chaise au milieu de la pièce, juste sous la corolle opaline du lustre blanc. Son père tournait autour d'elle en proie à une colère haineuse. Les questions fusaient, les réponses restaient inexistantes.
  - Six fois sept ? Neuf fois six ? Sept fois huit ?
  - …
La voix montait d'un ton à chaque question.
  - Six fois sept ?
J'en eus brusquement des sueurs. Pour Nicole, pour le six fois sept bafoué depuis de trop longues minutes, pour le stress qui régnait dans cette pièce, pour la mère que je regardai du coin de l'œil et qui, manifestement, n'osait pas venir au secours de sa fille. Mais surtout, égoïste que j'étais, pour les jeux que nous ne pourrions pas organiser dans les genêts si Nicole ne trouvait pas rapidement les réponses demandées.
  - Six fois sept ? reprit le père.
Mon Dieu, comme cet homme était buté! Ne voyait-il pas que sa fille ne connaissait pas la réponse ? S'il la lui donnait, on n'en parlerait plus ! J'aurais aimé le voir disparaître brusquement. Pouf ! Un petit nuage de fumée et puis plus rien. Mais cette chance n'arrivait que dans les contes de fée. Ici, nous nagions dans une réalité autrement plus lugubre.
Du petit gosier coincé surgit enfin une réponse quasi inaudible :
  - Quarante-deux ?
  - Oui, oui, quarante deux. Il t'en aura fallu du temps ! Et sept fois six ?
A mon avis, ce méchant homme s'acharnait d'une manière malsaine. Et, comme il fallait s'y attendre, nouveau blocage chez mon amie et nouvelle attente.
Moi qui ne connaissais pas grand chose aux mathématiques, j'en vins à penser que si le six fois sept faisait quarante-deux, le sept fois six devait aussi avoisiner les quarante-deux. J'aurais aimé souffler cette découverte à Nicole mais le monstre policier m'avait déjà fusillée plusieurs fois du regard : mon arrivée imprévue avait perturbé son âme de «guestapiste».
Sa main se leva pour gifler mais un certain contrôle lui revint. Je pense qu'il n'aurait pas aimé   que je pusse aller raconter ce que j'avais vu. Le bras droit retomba avant de rejoindre son coéquipier gauche pour se croiser sur le torse bombé. Si chaque bras arrivait à retenir l'autre, la gifle ne serait pas pour cet après-midi-là.
Changeant de tactique, l'homme se tourna vers moi avec brusquerie :
  - Et toi, tu le sais sept fois six ?
Forte de la découverte que je venais de faire, je répondis :
  - Oui, quarante-deux.
Le père se tourna vers Nicole, éructant de rage :
  - Tu vois, elle, elle le sait que sept fois six font quarante-deux et pourtant, elle est plus jeune que toi !
Houlalà ! ! ! J'avais huit ans et Nicole en avait neuf. La différence n'était pas très grande. Pauvre crétin (oui, mon père avait raison), s'il avait connu la faible étendue de mes acquis scolaires, il aurait évité de me donner en exemple à sa fille.
Maintenant, au bord de la crise d'apoplexie, le visage cramoisi, les yeux saillants, la lèvre frémissante qu'allait-t-il encore inventer pour terroriser un peu plus sa famille ?
Ce fut le moment que choisit Nicole pour éclater en sanglots. En quelques seconde, elle se transforma en un torrent de larmes, incapable de supporter l'injustice qui lui était faite. Elle, bonne élève, bien sûr qu'elle les connaissait ses réponses aux multiplications mais pouvait-elle répondre alors qu'une telle pression psychologique broyait son cerveau ? Cela, l'homo sapiens qui lui servait de père ne le comprendrait jamais.
Devant le désespoir de sa fille, la mère osa enfin intervenir au risque de détourner le courroux du père sur elle.
- Laisse-la aller jouer, cela lui fera du bien. Vous reverrez les multiplications après le souper.
Miracle ! Le père céda et nous filâmes à toutes jambes, mon amie et moi, nous camoufler dans les genêts du Camp de Casteau.




Là, au moins, pas de questions stupides, pas de stress, pas de monstre moustachu en dehors de ceux que nous voudrions bien inventer.
Le souffle de la brise eut vite fait de sécher les larmes de Nicole et nous pûmes enfin profiter d'une fin d'après-midi dans la nature. Empruntant les galeries tracées entre les massifs de genêts par les animaux sauvages, nous partîmes récupérer des crottes de lapins que nous utiliserions en guise de cachoux. Récolte terminée, avec une pelle perdue la semaine précédente et retrouvée à l'instant, nous creusâmes dans le sable frais un mignon petit salon. Les fauteuils incurvés que nous ajustâmes à nos jeunes fesses par des frétillements répétés du derrière atteignirent au confort parfait. Nous fîmes ensuite semblant de prendre le thé tout en nous offrant mutuellement nos faux cachoux en guise de "delikatessen".
Avec quelle rapidité nous avions éloigné de notre mémoire toute table de multiplication trop incongrue dans notre royaume ! Et comme il était loin le gendarme fou !

Le soir, encore horrifiée par la brutalité du père de Nicole, je racontai à ma mère, comment, chez les voisins d'en face, une révision mathématique m'avait paru un tel supplice.
Mon père eut écho de l'affaire et, conforté dans son opinion, m'interdit d'une manière ferme et définitive la fréquentation de cette famille.
Le retour au statut de jeune cowgirl solitaire fut aussi rapide que fut courte mon amitié pour Nicole.
Par contre, que sept fois six et six fois sept faisaient tous deux quarante-deux, cette base mathématique fut cimentée à tout jamais dans ma mémoire ainsi que les éructations d'un gendarme en délire.


Quant au reste des tables, je mis encore une douzaine d'années pour les connaître d'une manière nette et précise.

2 commentaires:

  1. Un chapitre de plus de votre enfance que vous partagez. On en attend encore d'autres !

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    1. Pas d'affolement, les autres chapitres suivront, chacun à son heure.
      Merci pour vos commentaires car il semble que vous soyez le seul à avoir trouvé le "truc" pour écrire des commentaires sur mon blog.

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