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vendredi 2 mai 2014

Souvenirs d'enfance (26) La bombe atomique

La bombe atomique

Crédit photos : banque d'images : explosions atomiques


Quelques années après les récitals de Madame Shaefener, il y eut celui de ma sœur qui, lui, fut inclus dans tout un spectacle.
Les deux bombes atomiques américaines venaient de tomber sur le Japon tuant des milliers de civils et amenant la capitulation de ce pays.
Qu'à cela ne tienne, le monde occidental n'était pas prêt, dans un premier temps, à pleurer les morts de l'Orient et une chanson fit florès sur les ondes radiophoniques. Je ne me souviens plus du titre mais il y était bien question de ces fameuses bombes :

"C'est la bombe atomique
Une bombe fantastique
...la, la, la, la, la, la..."

Bon, c'est vrai, je n'ai retenu que les deux premières phrases de cette chanson stupide mais il faut tenir compte du fait que, en 1946 (ou 47?), j'avais à peine trois ans.
Ma sœur fit ses choux gras de l'événement et de la chanson, s'en empara et organisa une représentation à Quaregnon. Prise par l'euphorie de la fin de la guerre et déjà artiste dans l'âme, elle monta un petit spectacle destiné aux seuls membres de notre famille et aux amis les plus intimes. Nous fûmes donc sauvés du déshonneur, les amis très intimes étant peu nombreux chez mes grands-parents.
Dans la petite pièce qui servait à entreposer le réservoir d'alcool dénaturé et les produits chimiques de mon grand-père, se trouvait une ancienne table tout en longueur. Sur cette table, ma sœur créa un paysage désolé fait de cailloux, de touffes d'herbe et de petites branches sèches au milieu desquels serpentait un sentier de sable fin. A l'entrée du sentier, une poussette dans laquelle dormait un minuscule bébé en celluloïd attendait les trois coups annonciateurs du début du spectacle.
Chacun, convié de vive voix à la représentation, avait été prié d'apporter son siège. Et la journée, pour les adultes, ne fut plus qu'une longue attente du soir. Pour moi, cobaye très consentante, je fis partie de toutes les répétitions de l'après-midi.
La nuit tombée, nous arrivâmes donc à la queue leu leu, les bras encombrés qui d'une chaise, qui d'un tabouret et moi, suant sous le poids, de mon petit «passet»*. Après avoir déposé une obole dans une petite assiette placée au coin de la table (à cette occasion, ma sœur n'avait pas perdu le Nord), nous nous installâmes en rang d'oignons, face à la table, dos au réservoir d'alcool, tous un peu coincés dans l'étroit local mais satisfaits d'avoir été invités.
La joie d'assister à ce spectacle me donnait des fourmis dans l'estomac tout comme si j'avais été invitée au Théâtre royal de Mons. Imaginez l'atmosphère créée par Danielle : les invitations personnelles, l'attente de la nuit, les répétitions auxquelles j'avais pu assister, quelques bougies installées aux points stratégiques de la table... Je fus sur des charbons ardents bien avant les trois coups.
Pom!... Pom!... Pom!... L'éclairage traditionnel s'éteignit et ne resta que la douce lumière jaunâtre des bougies. Le spectacle commença. Nous retînmes notre souffle pour mieux entendre la voix enfantine de ma sœur qui s'éleva dans un silence absolu :
«C'est la bombe atomique... »
De deux doigts fermes, elle empoigna le guidon de la poussette et la fit avancer sur le sentier sablonneux jusqu'à la placer au milieu du paysage. La chanson accompagna l'avancée du petit véhicule sans une faute de modulation. Le moment que j' attendais avec impatience arriva alors. Mon aînée lâcha la poussette et se plaça de côté afin que personne ne perdît rien du moment fort de son spectacle. Elle empoigna l'un des cailloux du paysage et, «net comme torquette»**, avec une précision diabolique due aux nombreuses répétitions de l'après-midi, laissa tomber sa pierre du plus haut qu'elle put sur la poussette et son bébé. La «fantastique» bombe atomique venait d'atteindre notre minuscule espace quaregnonnais.
La chanson continua. Poussette culbutée, bébé sautant en l'air sous l'effet du souffle, paysage en partie détruit, je restai en extase. C'était vraiment le moment sublime que j'avais attendu à chaque répétition et lors de cette première. Le clou, quoi!
Mais quel clou sur la croix de l'humanité ! Ni ma sœur ni moi n'étions alors en mesure de comprendre ce que cette bombe atomique représentait comme horreur en milliers de morts et en technologie qui empoisonneraient de nombreuses générations sur la terre entière.
Quant à notre famille présente, tout aussi indifférente que nous au drame qui s'était joué au Japon, elle applaudit le spectacle à qui mieux mieux. Les bravos fusèrent de toutes les bouches. Le Grand Ernest, invité d'honneur, vint embrasser la metteuse en scène-chanteuse. Malgré tout, les serrements de mains et les accolades ne firent pas partie du délire et il n'y eu ni rappel ni ovation debout. Cela manqua un peu mais il fallait bien que chacun aille ranger son siège et retourne à ses occupations du soir. Mes grands-parents se félicitèrent d'avoir une descendante aussi imaginative. Ma sœur put se rengorger et empocher ses quelques piécettes de monnaie.
Ce n'est que bien des années plus tard que j'appris que notre petite réjouissance familiale s'était appelée ailleurs Hiroshima et Nagasaki.

*Un petit passet : un petit escabeau en bois d'une seule marche
**Net comme torquette : sans ambiguïté


Sur Internet, j'ai trouvé ces paroles mais je ne suis pas certaine qu'elles soient conformes à la chanson de l'époque.

« C'est la bombe atomique
Ce n'est pas du trafic Chez les Japonais
C'est une chose magnifique Elle a bien sonné
Qui vient de l'Amérique Deux bonbons on leur donne (?)
Ils ont capitulé... »



Une précision de taille quand même :
Mes parents ne participèrent en rien à ces festivités et je pense que mon père se serait opposé à ce genre de spectacle.
Voici un extrait de courrier qu'il envoya à l'un de ses amis fin des années 40




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