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jeudi 14 août 2014

Souvenirs d'enfance (31) - Le coup du couteau

Un remède coupant

Avant de narrer l'anecdote, il faut situer le contexte.
Fin des années 40, mon père fit un séjour en Bulgarie d'où il revint gravement malade. Une pleurésie accompagnée d'une tuberculose changea le cours de son existence et celle de toute la famille par la même occasion.
Afin d'être soigné en sanatorium et dans un climat favorable à sa guérison, il prit la décision d'aller vivre en montagne avec ma mère et moi. A Briançon plus précisément.
Tandis que ma soeur, en âge d'école, restait à Quaregnon chez mes grands-parents, nous partîmes nous installer dans les Hautes-Alpes pour un an.


   Ma mère et  ma grand-mère, prétendaient, influencées par les traditions russes, qu'un mal de dent pouvait être tranché à sa base par un couteau placé sous l'oreiller avant l'heure du coucher.
    De cette croyance, naquit une anecdote familiale assez amusante malgré la colère qu'elle provoqua chez mon père.
     
     A Briançon, ma mère avait déniché un petit hôtel pas trop cher mais très décentré par rapport à la ville : l'Hôtel des Touches. Ce dernier était tenu par un couple russe et je soupçonne fort Tamara d'avoir fixé son choix sur cet établissement par rapport à la nationalité des propriétaires. C'est   là   que se situe notre histoire.
    Situé aux confins de la ville, ce lieu était  lugubre, froid et n'inspirait ni l'épanouissement des âmes ni le bonheur de vivre. Mais ma mère, tout à ses contacts «compatriotiques», semblait dans son élément et tenait de longues conversations en russe avec l'un ou l'autre des patrons et, malgré l'atmosphère sombre, des amitiés s'établissaient.
    Quelques semaines après notre installation, voilà mon père saisi  par une affreuse rage de dents. La journée passa sans amélioration, la douleur monta de plus en plus. En début de soirée, le mal était devenu intenable. Plaintes, gémissements, accablement, Tamara ne savait plus où donner de la tête pour arrêter les souffrances de son époux.
   La nuit était tombée. De cet l'hôtel trop éloigné de la ville, sans aucun moyen de transport, impossible, dans l'immédiat, d'avoir recours aux bons soins d'un dentiste.
    En épouse dévouée, Tamara alla frapper à la porte  des cuisines pour demander de l'aide. Hélas ! pas d'aspirine, pas de clous de girofle, rien pour soulager Franz! Sauf … sauf peut-être la vieille recette russe du couteau glissé subrepticement sous l'oreiller. Le conseil ne tomba pas dans l'oreille d'une sourde.
    Ma mère choisit donc un bon couteau de cuisine, bien pointu, bien tranchant. Munie de ce tranchoir peu rassurant, elle remonta dans notre chambre et profita de l'effondrement de mon père pour glisser, en catimini, l'objet sous l'oreiller . Ni vu, ni connu.
   La soirée terminée, nous nous couchâmes tous avec, au cœur, le secret espoir d' un sommeil réparateur et même guérisseur.
   Ouaip ! Et allez donc ! La comédie n'était pas terminée, nous arrivions seulement au dernier acte.
    Un long cri de terreur fit se redresser toute la chambrée. C'était mon père qui, ayant choisi de dormir sur le ventre, venait de glisser un bras sous l'oreiller. La rencontre avec la pointe du couteau l'avait glacé, la peur l'avait saisi à la gorge. Sous le regard médusé de ma mère, il sauta hors du lit, lança son oreiller sur le sol et empoigna le couteau malgré les tremblements de sa main. D'une voix aussi blanche que l'arme, il cria que l'on voulait l'assassiner.
    Ma mère, repentante, dut fournir toutes les explications demandées. Non, il n'y avait pas eu de complot, non, personne ne désirait tuer son époux, et surtout non, ce n'était pas une mauvaise blague. Tout était parti d'une bonne intention : couper le mal à la racine, au sens littéral des mots.
    Mon père, sa colère attisée par la peur qu'il avait subie, fut de mauvaise humeur durant toute la journée qui suivit. Il démontra à ma mère par A plus B que l'attitude de cette dernière était irresponsable, immature, dénuée de tout bon sens. Qui pouvait encore croire, au vingtième siècle, qu'un couteau glissé sous un oreiller guérirait un problème dentaire ?
    Tamara fit acte de contrition mais, plus tard, quand elle racontait la scène, il y avait toujours dans sa voix un petit trémolo de rire insouciant. Immature aurait dit mon père. Russe dirons-nous.
    Quant à la douleur elle-même, impossible de me souvenir si elle fut soulagée par un dentiste ou si le choc nocturne provoqué par la découverte du couteau fut assez puissant pour y mettre fin.

Ma mère et moi sur le chemin qui allait
de l'"Hôtel des Touches"  à la ville de Briançon.
En contrebas, à droite, coulait la Guisane.
Crédit photo : Franz Moreau

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