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mardi 22 août 2023

Erreur de jugement

 

 

 

 

 

Au début de leur mariage, mes grands-parents partirent vivre au Caucase. Mon grand-père y avait trouvé un emploi d'ingénieur chimiste dans une usine de la région. L'opportunité qui s'était présentée était alléchante : un bon salaire, une maison de fonction et des serviteurs affectés aux différentes tâches domestiques. Pour démarrer dans la vie, que demander de plus ? La jeune mariée de seize ans fit ses adieux à sa famille et suivit son époux, Gaston, vers les montagnes du Sud et vers sa nouvelle vie.

     Malgré l'éloignement qui lui
serra le cœur les premières semaines, l'installation fut bien agréable et Alexandra se fit vite à la vie caucasienne.

                           Dès leur

arrivée, sa gentillesse naturelle, sa beauté et sa jeunesse charmèrent tout le monde. La cuisinière la choya, la femme de chambre n'avait d'attention que pour elle et, à l'usine, lorsque mon grand-père vint la présenter, l'accueil qui lui fut fait lui alla droit au cœur. Vraiment, son intégration se fit rapidement et dans la joie.

 

 

Située dans une vallée, à la fin du village, entourée d'un bel espace de verdure, leur villa en bois avait vue sur les contreforts de la montagne et les sentiers qui y menaient. Ma grand-mère, habituée aux immenses steppes qui ondulaient à l'infini autour de la maison de son enfance, trouva un intérêt, renouvelé chaque jour, à découvrir cet environnement si différent.

C'en était fini des champs de tournesols dont elle grignotait les graines lors des incursions qu'elle y faisait avec son frère et ses sœurs. Terminés aussi les chapardages de pastèques que l'on explosait sur une pierre pour ensuite s'en désaltérer après des baignades endiablées dans la mer d'Azov. L'enfance s'était achevée le jour de son mariage. Alexandra avait maintenant à assumer ce rôle très récent de maîtresse de maison. Elle qui, enfant comme adolescente, avait toujours cherché à s'appliquer du mieux possible face aux devoirs à accomplir, prit ses nouvelles fonctions très au sérieux.

Cependant, la prime jeunesse était encore trop proche et les souvenirs qui s'y rattachaient imprégnaient de romantisme ses nombreuses rêveries lorsque son mari était absent.

Un après-midi, ma grand-mère brodait près de la fenêtre du salon, levant de temps à autre les yeux vers la montagne proche. Profitant de la lumière qui baignait arbres et fleurs, allongeait des ombres vertes sur les sentes et couronnait chaque plante de ce poudroiement doré de l'été, elle savourait le bonheur du moment, tantôt tirant l'aiguille, tantôt observant le paysage.

 

Brusquement, une vision : descendant de la montagne, un cavalier prestigieux se dirigeait vers sa demeure. Bien assis sur un magnifique cheval noir à la robe lustrée, le fusil en bandoulière, les cartouchières sanglées en croix sur la poitrine, l'homme approchait. Coiffé d'un bonnet en astrakan, vêtu d'une longue veste en lainage bleu dont l'encolure en V laissait voir une chemise blanche et d'un pantalon large serré dans des bottes de cuir fin , il chevauchait tout en souplesse, une main tenant les renes longues, l'autre main posée sur la cuisse. Suivant la coutume régionale une moustache encadrait la bouche tandis que le menton disparaissait dans une multitude de minuscules ondulations noir jais. Les yeux très sombres et légèrement bridés, semblaient évaluer la qualité de la demeure vers laquelle il avançait.

Tout, dans la tenue, le port de tête et la qualité de la monture indiquait des origines nobles. Une telle prestance ne pouvait qu'être celle d' un prince. 

 

 

 

 

Alexandra, en grand émoi, se persuada immédiatement que le visiteur, ayant appris sa récente installation dans la région, venait lui rendre hommage. Passant de l'émotion vive due à sa jeunesse à la reconnaissance de ses obligations de maîtresse de maison, elle se leva, se dirigea vers le hall d'entrée et appela sa servante pour que cette dernière aille ouvrir la porte. L'homme devait être accueilli avec dignité.

Le cavalier mit pied à terre, salua ma grand-mère en penchant le buste, la main sur le cœur et avança vers l'intérieur de la villa à l'invitation de cette élégante jeune femme.

Il prononça son nom et ajouta qu'il venait du village de ... mais s'en tint à ces quelques mots, semblant attendre de son hôtesse qu'elle prenne la décision de poursuivre la conversation. Ce qu'elle fit en l'invitant à l'accompagner dans le salon. L'homme ne bougea pas. Ma grand-mère, perplexe devant ce mutisme et le manque de réactions inhabituels chez un visiteur de marque, s'apprêtait malgré tout à faire apporter du thé, du miel et des confitures lorsqu'elle réalisa, à la vue de l'étonnement du beau cavalier, qu'il y avait maldonne. Il semblait que son invitation à entrer plus avant dans la demeure ne pouvait être acceptée. Elle s'enhardit et demanda donc au visiteur ce qu'il attendait d'elle et quelles étaient les raisons de sa venue.

Il peut sembler évident que ces questions auraient dû être les premières posées après les présentations mais le romantisme de sa jeunesse et les illusions provoquées par la prestance de l'homme venaient d'égarer mon aïeule dans ses rêves de jouvencelle.

Pour tirer la jeune dame de l'embarras dans lequel il la voyait s'enliser, le cavalier se présenta plus complètement : montagnard caucasien, engagé par l'usine dans laquelle travaillait Gaston Akilevitch, il avait été engagé par le directeur pour se mettre au service du couple nouvellement installé. Il serait dorénavant leur homme à tout faire. Et, le baryn et la barynia, dans un premier temps, avaient-ils besoin de bois ? Il pouvait commencer par leur en couper.

Ce fut ainsi que, dans ce conte de fée inversé, le prince superbe se transforma donc en bûcheron, chauffagiste, aide-cuisinier et jardinier sans qu'aucun sortilège pût jamais lui rendre son statut princier.

Étant restée romantique jusqu'à la fin de sa vie, ma grand-mère, lorsqu'elle nous racontait ses souvenirs, ne gardait comme élément principal de cette histoire que la vision d'un prince caucasien descendu de la montagne pour rendre hommage à la jeune et fraîche épousée qu'elle était à l'époque. Un sourire heureux et le regard lointain en disaient long sur les illusions qui avaient envahi son âme une soixantaine d'années auparavant.... et qu'elle gardait peut-être encore.

 


 

 

 

 

 

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