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dimanche 17 novembre 2013

Les histoires d'Alexandra (3) La purge

La purge


Installés en Belgique depuis plusieurs mois, Basil Trétiakoff, Lucia et leur fils Igor vivaient dans un petit appartement bruxellois.
Basil, fort de sa noblesse russe, avait décrété qu'il ne s'abaisserait pas à travailler. Ni comme chauffeur de taxi, ni comme portier ni comme quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. Sa morgue d'ancien officier du tsar le lui interdisait. Afin de ne pas passer ses journées à boire du thé et à grignoter des blinis, il se choisit un hobby : la peinture.
Du peu de souvenirs que j'en garde, quelques peintures sans valeur ont ainsi traîné dans la famille durant deux générations. Disparues définitivement depuis belle lurette, aucun regret profond n'a dramatisé leur absence.
Ce peintre du dimanche n'apportait guère de rentrées financières pour aider à la survie du ménage. La noblesse, c'est bien mais elle ne nourrit pas son homme. Encore moins sa femme et son enfant.
L'âme enrobée de tristesse, le cœur noyé de chagrin, Lucia, dans un premier temps, revendit petit à petit ses bijoux. Cette source de diamants, d'aigues-marines et de rubis finit par se tarir et il fallut chercher un autre filon monnayable. Avec toute l'énergie qui la caractérisait, elle décida de reprendre des études : les soins hospitaliers la tentèrent, elle se lança donc dans les études d'infirmière.
Deux années à passer sur des bancs, dans des auditoires ou des couloirs d'hôpitaux ne pouvaient apporter l'aide financière nécessaire dans l'immédiat. Pendant que son noble époux peignait, Lucia accepta tous les petits boulots qui se présentèrent à elle. Rien ne la rebuta. Douée de cet incroyable optimisme et de ce fatalisme russe qui caractérisent son peuple, elle vida les crachoirs, s'occupa des urinaux, accepta les services de nuit, courut les rues pour aller changer un pansement chez l'un, faire une piqûre chez l'autre. Tant et si bien que la nourriture garnit la table de la famille chaque jour. Le thé ne manqua jamais ou si peu, et, à chaque visite d'amis, les biscuits, la confiture et le miel étaient présents à côté du samovar. Qui plus est, Lucia,  jeune femme écervelée, s'était transformée en ménagère économe. Un sou après l'autre, une matriochka souriante se remplissait peu à peu. Bien sûr, de toutes petites économies   mais qui, lors de grandes occasions, permettaient de sabrer le champagne et peu importait alors ce que serait demain.
Dans la famille des Prokhoroff comme dans la plupart des familles aisées, la pratique de la langue française était assurée dès l'enfance et c'était très souvent la langue parlée lors des réunions familiales. Lucia n'eut donc aucun problème à réussir ses études dans les délais les plus courts. Les études terminées, elle trouva du travail et Basil, soulagé, put respirer. L'argent ne ferait plus jamais défaut. Brave homme, notre Basil, qui avait soutenu sa femme par ses peintures durant les années de courses entre les livres, les examens et des soins parfois répugnants.
Oui, Lucia possédait bien la langue française. Certaines finesses de vocabulaire lui échappaient encore cependant.
Ce matin-là, comme tous les matins avant de partir au travail, la jeune femme, installée devant son petit déjeuner et sa tasse de thé, lisait le journal. La lecture matinale était un choix qui lui permettait d'entretenir et d'affiner sa pratique du français.
Un article du quotidien la fit se redresser brusquement, les joues rosies par une indignation toute médicale : « Monsieur X, appréhendé suite à un vol dans une bijouterie, est passé devant le tribunal de Bruxelles. Il a été condamné et devra purger sa peine pendant quinze jours à la prison de… »
Lucia, en infirmière responsable, se renversa sur sa chaise, lança de nombreux anathèmes contre la Belgique, ce pays d'accueil aux coutumes si barbares et, oubliant le knout russe, les pieux d'Yvan le Terrible, l'assassinat du mari de la Grande Catherine et les geôles de la tsarine Anne, elle s'expliqua face à l'incompréhension de son entourage : « Dans quel pays de sauvages sommes-nous venus nous installer qui condamne un homme à une purge de quinze jours ? Mon Dieu ! Le pauvre ! Mais il ne survivra pas, il ne restera rien de lui s'il arrive à terminer sa peine ! »
Il fallut moult recherches au dictionnaire et des explications minutieuses pour que Lucia comprenne enfin tous les sens que le mot « purger » pouvait revêtir dans la langue de Voltaire.
Non, le savoir médical n'était pas utilisé dans les prisons belges pour torturer les détenus, faussaires, voleurs ou assassins. La famille n'allait pas devoir émigrer une fois de plus pour échapper à la férocité des autorités de ce pays choisi comme terre d'accueil.








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