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dimanche 13 septembre 2015

Mémoires d'instit - Joshua


Ils étaient là, tout mignons, tout beaux, alignés devant moi comme ils peuvent l'être un premier jour de classe. Et dans le regard, cette peur de l'inconnu, cette interrogation muette de ceux qui aimeraient connaître ce que l'avenir leur réserve.
Pas de disputes, pas de bousculades, cela viendrait plus tard. Durant les dernières semaines, les parents avaient dû leur seriner avec une régularité de métronome : « Tu vas entrer en première année, tu deviens grand(e), il faut te conduire convenablement. »
Pour certains, aujourd'hui, se conduire convenablement, c'était retenir son souffle, ne pas lever le petit doigt, garder les pieds sur une même ligne et, dans la mesure du possible, arriver à ne pas desserrer les fesses.
Pauvres poussins qui n'étaient plus sous l'aile de leurs mères poules ! La plupart n'en menaient pas large.
Sauf un !
Dès la formation des rangs, il m'avait fixée droit dans les yeux, les sourcils légèrement froncés, le regard brillant d'insolence. On ne la lui faisait pas à lui ! Il était prêt à me le prouver dès que l'occasion se présenterait.
Je me souviens bien du prénom de ce jeune lascar : Joshua !  
http://morbius.unblog.fr/2012/07/21/retour-vers-les-80s-gremlins-1984/
Joshua* était le plus petit de la classe et, lors de l'attribution des places dans le rang, il se retrouva en tête. Il aima cette position de chef qui mène ses troupes au combat. Cette organisation se fit donc sans récriminations de sa part.
La suite va prouver, qu'avec quelques années de plus, il aurait fini par déposer plainte contre l'Enseignement auprès de la Ligue des Droits de l'Homme.
Arrivés en classe, tout ce fit dans le calme : découverte d'un nouveau domaine, distribution des cahiers et des boîtes de réglettes, choix d'un livre à la bibliothèque etc … etc …
Après leur avoir dit comment je m'appelais et avoir écrit mon nom au tableau, je pris la liste des inscriptions et commençai à nommer les enfants les uns après les autres, leur demandant comment ils avaient passé leurs vacances, d'où ils venaient, ce qu'ils aimaient. En somme, des questions anodines qui permettaient aux plus craintifs de se détendre.
Lorsque je citai le nom de Joshua, c'est Liège et sa banlieue qui vinrent à nous sans coup férir. En une seconde, la classe entière fut imprégnée de cet accent si caractéristique.
En un nasillement sonore, Joshua nous expliqua qu'il venait de déménager, qu'avant, il habitait Seraing où c'était mieux !
Pauvres ploucs de l'étranger, nous étions prévenus !
Ah ! Ça ! il n'allait pas nous laisser l'oublier qu'il venait de Seraing. Et à chacune de ses prises de parole encore ! Qu'il venait d'un quartier où la castagne était monnaie courante, de cela aussi nous fûmes avertis très rapidement. En deux ou trois jours, Joshua s'imposa comme « Le Parrain » de la classe. Qui veut réussir doit commencer tôt !

Et nous voici arrivés à la première leçon de lecture gestuelle. Pour commencer, deux voyelles puis trois que chacun essayait de reconnaître avec rapidité. C'était un jeu, sans plus.
Seul, Joshua ne participait pas. Les yeux baissés, il fixait le sol avec une attention, une concentration qui frisait l'anormal.
-  Allez, Joshua, regarde ma main et dis-moi ce que je te montre, lui demandai-je
-  
-  Joshua, tu m'entends ? Tu ne veux pas jouer avec nous ?
-  
-  Mais Joshua, réponds-moi, au moins. Que se passe-t-il ?
-  Tu m'fatigues ! fut la seule réponse que j'obtins.
Un peu têtue, je m'acharnai :
-  Bon, si tu es fatigué, repose-toi. Tu joueras avec nous plus tard.
Plus tard vint et voici ce que je pus obtenir dans une classe où chaque petit retenait maintenant son souffle au prononcé du mot Joshua :
-  Allez, Joshua, cette fois-ci tu vas y arriver
-  
-  Mais enfin, mon bonhomme, pourquoi ne veux-tu pas essayer ?
-  Je n'tai rien d'mandé, moi !
-  Ah, là, c'est vrai que tu ne m'as rien demandé ! Mais c'est

moi qui te demande quelque chose. Tu veux apprendre à

lire, non ?
-  Nan !
De toute la matinée, il fut impossible d'enrôler Joshua dans aucune des activités proposées. C'était mieux là-bas et il n'en démordrait pas.
Je le pris à part, j'essayai de discuter avec lui, rien n'y fit. Cela dura des jours et des jours.
Lors des initiations à la mathématique avec les réglettes, il se cachait la tête entre les bras pour ne rien voir. Lorsque le bruit des réglettes lui indiquait que ses camarades les rangeaient et que la leçon était terminée, il relevait la tête dans l'attente de la suite des événements.
Un matin, il décida d'attirer notre attention et jetant ses objets scolaires sur le sol. Ce fut d'abord son crayon qui s'envola, suivi de près par sa latte qui, plus lourde tomba plus rapidement. Suivirent le plumier puis les cahiers, les uns après les autres. Un véritable dénis de toute scolarité !
J'avais fait preuve d'une énorme patience durant chaque essai du Cap Canavéral « joshuesque » mais lorsque je vis que la boîte de réglettes allait, elle aussi, prendre le chemin de l'espace, je me précipitai pour éviter cette catastrophe et vins retirer la boîte pour la déposer sur mon bureau.
Exaspérée, je lançai une vilaine pique à l'enfant :
-  Et maintenant, tu peux jeter ce qui reste... si tu trouves !
Il me regarda, ses yeux lançant des poignards. Ensuite, il se jeta lui-même sous son banc où il resta couché, sans bouger jusqu'à la fin du cours.
Il tenait toujours à avoir le dernier mot.

Je fis venir les parents sans résultat. Je fis appel à la psychologue de l'école sans résultat.
Joshua vivait dans un monde qui n'était fait que de négations, d'oppositions et de combats et il ne semblait pas vouloir en sortir.
A la fin du premier trimestre, je me dis que l'année scolaire serait un échec monstrueux pour l'enfant et qu'il devrait redoubler, personne n'étant parvenu à entrer en contact avec cette petite âme révoltée.

Que nenni, ma brave dame ! Joshua n'avait pas encore abattu toutes ses cartes.
Dès le mois de janvier (ne me demandez pas pourquoi), il prouva que toutes mes leçons n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Il se mit à lire et à calculer avec un léger retard, certes, mais il y parvint. Et d'une semaine à l'autre, ses progrès furent étonnants. A la fin de l'année, il était au niveau des autres élèves.
Incroyable mais vrai, bien qu'ayant toujours refusé de participer aux activités, il avait réussi à mémoriser tout l'enseignement d'un trimestre.

Seul, l'agressivité de son caractère ne s'améliora pas.
Un matin, alors que j'étais entrée en classe la première, suivie par les élèves, je m'apprêtais à fermer la porte lorsque j'eus l'impression d'un vide dans le groupe. Je ressortis à toute vitesse et que vis-je ? Le petit Joshua occupé à tabasser de belle manière le plus grand de tous les élèves. La tête de Joshua arrivait à peine aux épaules de Nicolas. Peu importait. Le petit avait saisi le grand par les revers de son anorak et le secouait comme un prunier. La tête de Nicolas, à chaque secousse, venait heurter l'extincteur du couloir avec un bruit sourd. Et pourtant, le plus grand ne réagissait pas, les bras ballants face à son agresseur. L'emprise de Joshua sur la classe était telle que personne ne lui tenait tête.
Je n'eus que le temps de me précipiter pour séparer les deux élèves. L'empoignant à mon tour par l'encolure de son pull, je tirai Joshua en arrière afin de libérer son camarade qui ne savait que bégayer : « Mais je ne lui ai rien fait, je ne lui ai rien fait ». Ce qui, à mon avis, était pure vérité. Ce grand garçon n'avait en lui que douceur et amabilité.
Pourquoi, Joshua l'avait-il agressé ? Nul ne le sut jamais même après un sermon plus que sévère passé par le directeur.
Peut-être, tout simplement, parce que l'autre était trop gentil ? Avec cette petite teigne sérésienne, rien n'était impossible.

Et, dois-je l'avouer ? Malgré que cet enfant ait été une calamité ambulante, je l'aimais bien ! Il avait une telle personnalité !


lascar nom masculin
du portugais lascarim, du persan lächkär, mercenaire

Joshua 
prénom d'origine hébraïque, qui signifie « Sauveur » ou « il sauve »

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