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mercredi 23 septembre 2020

Bully

 

 

 

 



 

Elle s'appelait Bully.

Chienne d'un jeune couple en rupture de vie commune, elle fut abandonnée, parfois livrée à elle-même dans un appartement déserté par l'amour et par l'homme qui l'avait tant aimée mais n'avait pu l'emmener avec lui.

L'un de mes fils, ayant eut connaissance de la

situation, me téléphona et me demanda si je voulais l'accueillir. 

"Mais, me dit-il, ne sois pas effrayée lorsque tu la verras, elle est assez spéciale..." 

 

 

C'est vrai que, étonnée, je le fus lors de notre rencontre. Cette petite boule de poils, robe bringée, musclée à l'extrême, oreille cassée, avait dû un jour prendre un poids lourd en pleine face et en avait gardé la lippe tombante de la désolation.

Et pourtant ! 

Pourtant, ce fut le coup de cœur immédiat.

Nous nous sommes vues, accordées l'une à l'autre, aimées sans restriction. Dès lors, Bully fit partie de ma vie partout et pour toujours.

 

 

Le seul qui eut du mal à accepter la nouvelle arrivante fut mon chat Barthélémy. Il vit d'un très mauvais œil cette chienne qui osait, oh sacrilège ! prendre place au bout du lit la nuit venue, lit qu'il déserta dès le premier soir pour bien marquer son désaccord. 

 


 

 

Il fomenta sa révolte d'une manière sournoise et haineuse. 

Plusieurs nuits de suite, je fus  vaguement tirée de ma prime somnolence par un bruit étrange : poc ! poc ! poc !  bruit d'une discrétion suffisante pour que je continue à parcourir mes rêves. 

Une nuit pourtant, j'ouvris les yeux pour constater, ahurie, que, revenu par la fenêtre entrouverte, Barthélémy tabassait (le terme n'est pas trop fort) notre Bully. Un tabassage en règle mais, toutes griffes rentrées, qui ne laissait aucune trace.

Bien affermi sur trois pattes, le bandit utilisait la quatrième pour l'abattre avec force sur la tête carrée de la nouvelle venue. Elle, d'une gentillesse extrême, se laissait faire, se protégeant juste en rentrant la tête dans les épaules et en fermant les yeux. 

Ah, ce coquin de Barthélémy ! Il lui fallut plusieurs semaines pour faire la paix et réintégrer le lit, acceptant enfin de dormir en compagnie de Bully.

 


 

 

Les années passèrent et  durant nos vacances, Bully m'accompagna aussi bien à la mer qu'à la montagne. 

Je me souviens de sa première arrivée à Albiez-le-Vieux en Savoie. Lorsqu'elle sortit de la voiture sur la place du village, Robert, le propriétaire de notre location, resta quasi sans voix à sa vue. Il murmura : "Mais qu'est-ce que c'est que ça ?" puis il me regarda sans rien ajouter d'autre.  Une pensée très claire flotta dans l'air : "Jusqu'à quelle folie descendront ces citadins pour en arriver à vivre avec de telles horreurs ?"

Paysan montagnard pur et dur, Robert ne concevait les chiens que comme aides pour des travaux essentiels : gardiens de troupeaux chargés de ramener les bêtes le soir ou gardiens du village. En tout cas, aucun d'entre eux ne possédait de gueules cassées... 

Eh bien, Robert ! cette année-là, Bully en remontra à tout le monde. Elle m'accompagna aux Aiguilles d'Arves, me suivit au glacier de l’Étendard, atteignit le sommet jouxtant le col de la Croix de Fer où elle eut le plaisir immense de nager dans les petits lacs sur lesquels le  bleu  du ciel vint la caresser. Elle fut de toutes les sorties même si, parfois, la langue lui pendait bas. 

Pattes courtes, oui, mais combien puissantes et volontaires ! 


On me croit difficilement lorsque je prétends que cette chienne était capable de rire mais, vrai de vrai, parfois elle riait. Ses babines se retroussaient et le bout de dents biscornues apparaissait.

A chaque bêtise dans la maison, si j'intervenais en faisant la grosse voix, elle se sauvait dans le jardin où je la poursuivais sans espoir de l'attraper. Elle se retournait, évaluait la distance protectrice nous séparant et je voyais alors apparaître ce rire canin si caractéristique de celle qui comprenait que la correction promise n'arriverait jamais. Ces poursuites n'étaient que jeux. 

 

Les années continuèrent à s'écouler, Bully vieillit et arriva à la fin de sa vie. 

Lorsqu'elle mourut, mon chagrin fut tel que je crus mourir aussi.

Son âme flotta dans la maison durant de longs mois, je la sentais ici et là, m'accompagnant dans chaque déplacement. C'était une présence  intangible mais bien réelle.

Aujourd'hui encore, alors que je regarde la toile que ma sœur fit d'elle pour me l'offrir, je sais qu'elle est là et qu'elle rit en me regardant. 

 


 



  

 

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