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samedi 17 août 2013

Souvenirs d'enfance (12) première partie - Le verre de trop

Le verre de trop 

A Maisières, mes parents invitaient souvent des amis à venir festoyer le samedi ou le dimanche.
Pour ces occasions, c'était toujours le branle-bas de combat dans la maison. Non au niveau de mon père qui se contentait d'attendre l'arrivée des amis en continuant à lire, à corriger les copies de ses élèves ou en préparant la collection de papillons qu'il comptait faire admirer aux connaisseurs. Par contre, en ce qui concernait ma mère, l'idée du repas qui devrait être parfait lui mettait la tête à l'envers (mais je crois qu'elle aimait cela, vivre avec la tête à l'envers). Il fallait que tout soit impeccable et elle jetait toutes ses forces dans la bataille des cuissons qui lui garderait, invitation après invitation, le statut de cuisinière hors-ligne.
Dans la cuisine, les casseroles fumaient, souvent trop nombreuses car notre chef-coq familial mettait son point d'honneur à recevoir à la russe : il fallait toujours prévoir de la nourriture en suffisance pour subvenir aux besoins des invités multipliés par deux. Ce n'était pas un problème, les restes ….seraient resservis les jours suivants.
Et c'est ainsi que l'on voyait s'élaborer un potage qui serait suivi d'une entrée, suivie elle-même d'un plat de résistance qui comportait, outre la pièce de viande plantureuse, deux ou trois plats de légumes, accompagnés eux de pommes de terre persillées ou le plus souvent de croquettes maison.
Quant au dessert, ah! Il faudrait un chapitre complet pour parler du dessert. Dès cinq ou six heures du matin, ma mère s'attelait à cette tâche qui ferait sa gloire : les tartes. Car il n'y en avait jamais une seule ni, même deux, cela eut fait minable. Les tartes étaient toujours présentées par trois, quatre ou même cinq. Il fallait que les goûts sucrés dans toute leur diversité soient à l'honneur au moment du dessert. Apparaîtraient donc, comme feu d'artifice final, la tarte au sucre, la tarte aux abricots, la tarte au riz, la tarte au corin de prunes avec ses fins croisillons de pâte, la tarte à la crème pâtissière et, summum de toutes les réussites, la tarte au citron meringuée. Toutes ces tartes, préparées avec des pâtes fines et croustillantes dans lesquelles l'amour de ma mère pour la bonne cuisine transparaissait, étaient attendues avec impatience par les invités. Et même si, après un repas principal trop copieux, les amis ne pouvaient plus «souffler sur une pètote chaude», l'arrivée des tartes réveillait les appétits les plus défaillants.
Pendant que ma mère cuisinait, Olga, notre aide-ménagère, lavait la salle à manger et le hall d'entrée à grande eau, eau dans laquelle elle avait fait dissoudre un savon noir odorant à souhait et qui sentait le propre d'aussi loin qu'on pouvait flairer les odeurs de la maison.
Ces jours de grande effervescence, nous, les filles, n'étions alors les bienvenues nulle part.
Olga voyait d'un très mauvais œil nos passages inutiles sur les carrelages encore humides. Nos traces de pas, même précautionneux ne lui plaisaient pas du tout et elle ne nous l'envoyait pas dire.
Dans la cuisine, il valait mieux ne pas trop pointer le bout du nez sans raison valable si nous ne voulions pas mettre ma mère au bord de la crise de nerfs. Toutefois, si, poussées par une curiosité gustative incontrôlable, nous venions proposer nos services, nous nous retrouvions toujours les dindons de la farce. Nous étaient alors imparties les tâches les plus fastidieuses ou ingrates : battre les blancs d'œufs en neige, tourner la mayonnaise ou éplucher un légume peu sympathique du style salsifis. Mais, bon, si nous voulions plonger le doigt dans une sauce ou goûter le potage avant tout le monde, il fallait bien en passer par là.
La solution la meilleure, par beau temps, était d'aller jouer dans le jardin ou d'aller marauder dans les bois jouxtant notre espace familial. Par mauvais temps, il y avait suffisamment de jeux, de livres dépenaillés, de caches minuscules dans les chambres pour nous adoucir le temps d'attente avant l'arrivée des invités.

Le repas mis en route et bien avancé, ma mère sortait alors de son antre culinaire pour venir dresser la table dans la salle à manger. Les mèches de cheveux en bataille, le tablier de guingois, elle traversait le hall d'entrée d'un pas rapide et prenait possession du lieu dans lequel retentiraient les trompettes de sa renommée.
La vaisselle blanche des grands jours était sortie du long bahut, essuyée avec soin et déposée sur une nappe sans faux plis. En hiver, c'était une nappe blanche, classique; en été, par contre, c'était la nappe décorée de gros bouquets de fraises ou la nappe bayadère, deux nappes que ma mère affectionnait particulièrement.
Les assiettes placées, les verres en cristal suivaient, eux aussi essuyés avec délicatesse, mirés l'un après l'autre car pas une pluche ne devait venir troubler l'harmonie des miroitements.
En dernier lieu, ma mère prenait les coffrets des couverts en argent, les ouvrait , observait les contenus avec un léger orgueil puis, l'astiquage recommençait. Le métal devait être clair, brillant, pas la moindre traînée noire ne devait le ternir. Après une dernière observation, la table lui semblant parfaite, elle s'occupait enfin d'elle-même.
Une toilette minutieuse lui redonnait un aspect élégant. Les cheveux tirés en arrière d'une main ferme, le chignon bien épinglé, elle passait au maquillage : rouge à lèvres, fard discret sur le haut des pommettes et la touche finale: un peu de poudre de riz déposée avec une houppette légère en plumes de cygne. Venait alors la cerise sur le gâteau, une légère goutte de parfum qu'elle prenait dans son flacon à l'aide du bouchon en verre et qu'elle venait déposer avec délicatesse derrière chaque oreille. Parfois, elle choisissait un petit flacon bleu nuit qui contenait un parfum de Bourgeois, d'autre fois c'était un flacon de Caron ou l'Air du Temps de Nina Ricci. J'adorais la regarder se maquiller et se parfumer, je humais longuement la fragrance choisie jusqu'à la fermeture du flacon et il me semblait alors qu'elle avait atteint les cimes de la distinction. Il me paraissait bien évident que j'avais la mère la plus élégante du monde.
Le maquillage terminé, les invités pouvaient arriver, tout était prêt.
                                                                                                                                (à suivre)

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