Alexandra Prokhoroff (qui allait plus tard devenir ma grand-mère) rencontra Gaston Godart... Dieu seul sait où et quand ... En Crimée en tout cas, au bord de la mer d’Azov puisque c'était là que la famille vivait. Peut-être nous l'a-t-elle raconté lorsque ma sœur et moi étions jeunes mais je n'en ai pas gardé souvenir.
Ce que je sais quand même, c'est qu'elle avait 16 ans comme sur la photo. A cette époque, on se mariait très jeune. Mon grand-père, lui, avait 26 ans.Personnellement il n'aurait pas été mon style mais bon ...
Le fait est qu'ils se marièrent là-bas et eurent deux enfants : Tamara, ma future mère et Roger, son frère cadet.
Pour bien comprendre les événements dont je vais faire le récit il faut savoir que, la famille Prokhoroff, vivant au bord de la mer, la natation n'avait aucun secret pour chacun de ses membres. Alexandra nageait donc comme une grande sportive.
Lorsque la révolution éclata en Russie et que l'usine dans laquelle mon grand-père travaillait comme chimiste fut fermée, jetant ouvriers et cadres dans un avenir plus qu' incertain et dangereux sinon mortel, Gaston décida de rentrer en Belgique.
Et voilà le jeune couple et ses deux enfants fuyant de-ci, de-là, au gré des circonstances, des hébergements provisoires et des possibilités de ravitaillement à trouver. D'après les récits que ma grand-mère nous fit, cette période ne fut pas, loin s'en faut, un moment de calme et de paix où tout n'était qu'ordre et beauté...
Pour ceux qui fuyaient avec des enfants à travers cette révolution, le mot sinécure ne faisait plus partie du vocabulaire.
Mais ma grand-mère avait reçu une éducation faite d'amour mais, aussi, qui toujours avait mis en évidence le respect des obligations familiales. Cela lui avait forgé un caractère solide et bien accroché à des principes de courage en toutes circonstances.
En cette période, la famille de mes grands-parents avait quitté la Crimée et trouvé refuge dans un petit village situé sur la rive droite du Dniepr.
Un matin, Alexandra constata que le lait commençait à manquer et que la nourriture de ses enfants était sérieusement compromise. Elle décida donc de traverser le pont qui enjambait ce fleuve large et puissant pour rejoindre la rive gauche où habitait son ancienne nourrice. Chez cette personne dévouée, elle savait pouvoir trouver du lait et un peu de ravitaillement.
Elle confia donc les deux enfants à son mari et se mit en route.
Arrivée chez sa nourrice, ma grand-mère, heureuse de retrouver cette personne qui avait fait partie de son enfance et rassurée de constater qu'elle pouvait se ravitailler, s'octroya une détente bienvenue. Elle s'assit, accepta une tasse de thé, papota encore et encore pour raconter sa vie actuelle. Tant et si bien que les minutes s'écoulèrent, se transformèrent en quarts d'heure, en une demi-heure pour atteindre l'heure sans que les deux femmes ne se rendent compte du temps qui passait.
Finalement, il fallut se quitter à grand regret sans savoir si des retrouvailles pourraient encore avoir lieu. Les embrassades virent couler bien des larmes.
Alexandra serrant quelques provisions et son pot de lait s'engagea sur le chemin du retour en direction du fleuve.
Arrivée au Dniepr, l'horreur l'attendait ! Alors qu'elle prenait un moment de repos chez son ancienne nourrice, un régiment de l'armée blanche avait pris position à l'entrée du pont et en défendait l'accès.
Horrifiée à l'idée de ne pouvoir rejoindre sa famille, et surtout ses enfants, Alexandra prit son courage à deux mains et, face aux soldats, engagea des pourparlers, expliqua sa situation, tenta de convaincre et de prouver sa bonne foi. Rien n'y fit, la soldatesque refusa de se laisser plier et continua à interdire le passage.
Maîtrisant la panique qui l'envahissait, montait en elle jusqu'à l'étouffer, la jeune mère, dans une décision brusque, choisit une solution extrême; lâchant ce qu'elle tenait dans ses bras, elle fit un bond de côté, enjamba le parapet du pont et plongea dans le Dniepr.
Pris par surprise, les soldats mirent quelques secondes avant de réagir puis se précipitèrent à l'endroit où ma grand-mère avait plongé. Là, avec une violence extrême, ils se mirent à tirer vers elle à qui mieux mieux mais, dans un premier temps, énervés, ils ne l'atteignirent pas. Ni dans un premier temps ni par la suite.
Comme je l'ai écrit, Alexandra nageait comme une compétitrice de grande expérience. Pour échapper aux balles, elle ne resta en surface que le temps de prendre une respiration. Elle fit presque toute la traversée du fleuve en nageant sous l'eau de toutes ses forces et put ainsi rejoindre la rive droite du fleuve où l'armée n'avait pas encore pris pied.
Pour un exploit, ce fut un exploit réussi et pour seule médaille, bien des années plus tard, les yeux éblouis de ses petites filles qui la mettaient en pensée sur le podium des héroïnes du vingtième siècle.
Lorsque, devenue notre grande conteuse familiale, les années ayant éloigné le stress de l'époque révolutionnaire, elle nous avouait en riant :"Je savais que les balles ricocheraient à la surface de l'eau, c'est pour cela que j'ai nagé sous l'eau."
Elle qui ne se vantait jamais, éprouvait quand même un plaisir évident à nous conter cet exploit. Mais pour elle, l'exploit consistait-il à avoir effectué la traversée du Dniepr à la nage ou à avoir osé narguer l'armée contre révolutionnaire ... ? ? ?
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