I.
Durant neuf ans, mes parents louèrent une maison située face à la plaine de Casteau. A l'avant, la plaine vallonnée de dunes de sable, à l'arrière du jardin, des bois qui couraient de la route Paris-Bruxelles jusqu'aux cimenteries et au village d'Obourg. Vastes terrains de jeux s'il en fut pour ma sœur et moi-même.
Chaque saison nous apportait des émerveillements
différents offerts par une nature luxuriante mais déjà, à
l'époque, grignotée par l'avancée des cimenteries.
Au printemps, les chants d'oiseaux nous
réveillaient dès le petit matin, le vent tiède mêlait les
effluves des muguets et des jacinthes qui fleurissaient par tapis,
ici blancs, là, bleus. Dans les étangs ou la rivière, les larves
d'insectes permettaient une observation silencieuse durant de longues
minutes, entre deux chevauchées d'indiens.
En été, dans les bois, les fougères royales
atteignaient une telle hauteur qu'elles formaient de mini-forêts
entre les chênes et les hêtres. La plaine, de son côté, se
couvrait d'un immense dais jaune, maquis de genêts en fleur. De
petite taille, je pouvais me perdre de longs et délicieux moments
dans toute cette végétation et y mener ma vie personnelle. A
l'abri des regards, je m'y sentais en parfaite sécurité.
L'automne et ses champignons attiraient plus
particulièrement notre père tandis que les châtaignes, les
noisettes, les faînes et les nèfles ne nous laissaient pas
indifférentes. Quant à nos maraudes de pommes, elles lançaient
sur nos traces, plus souvent qu'à son tour, un garde forestier
fulminant. Nous courions alors plus vite que Zatopek pour nous
réfugier dans le jardin familial, confites d'hypocrisie. Le coup de
sonnette rageur qui suivait nos arrivées essoufflées ne présageait
rien de bon. L'ennemi, ayant perdu tout espoir de nous battre à la
course, venait épancher ses plaintes fielleuses dans le giron de
notre mère qui promettait de faire passer le message à son mari.
C'était les rares fois où nous voyions notre père se mettre en
colère. Ce dernier tenait beaucoup à rester en bons termes avec
le garde forestier ainsi qu'avec le propriétaire des pommes. Nos
maraudes mettaient en péril la sérénité de ses propres promenades
dans les bois et il désirait alors mettre bon ordre à nos
méfaits. Vaste projet qui resta toujours sans résultat!
L'automne était donc la saison du brame du cerf et
des râles de notre père.
Arrivait alors l'hiver qui voyait s'installer chez
nous, l'un des plus beaux sapins des bois environnants.
Le
docteur Marbaix, propriétaire d'une partie des bois, nous faisait
toujours envoyer un magnifique sapin et c'était l'ennemi juré des
jeunes de la région, le garde Gustin, qui était chargé d'aller
nous le couper et de nous l'apporter.
Quelques jours avant la Noël, l'arrivée du
résineux était un grand moment. Gustin sonnait, présentait
l'arbre à ma mère qui poussait ses cris les plus admiratifs dans
lesquels les rrr russes roulaient sans discontinuer. L'arrbrre était
vrraiment trrès grrand, merrveilleux, parrfait, extrraorrdinairre.
A l'occasion d'un cadeau, ma mère n'était jamais à court de
superlatifs et aimait s'en gargariser.
Venait alors le moment délicat : Passerait?
Passerait pas? Le sapin, toujours d'une hauteur imposante,
s'ébrouait une dernière fois à l'air libre puis, tiré avec
vigueur par Gustin, obstruait la porte d'entrée, obscurcissant tout
l'environnement intérieur. La base entrait la première puis,
secoué une fois à gauche, une fois à droite, l'arbre entier était
introduit dans le hall par à-coups. Les branches basses se
détendaient, suivies de près par les branches les plus courtes et
la cime apparaissait enfin, marquant la fin d'une première étape.
Des aiguilles nombreuses, les plus anciennes,
commençaient déjà à émailler le sol de leur couleur brun
verdâtre sous le regard réprobateur de ma grand-mère qui détestait
voir gâcher les nettoyages quotidiens de la maison. Enfin! elle
soupirait avec philosophie car il fallait bien en passer par là si
l'on voulait accueillir ce verdoyant roi de la futur fête dans notre
salle de séjour.
Après l'entrée du sapin dans le hall, Gustin
suivait ma mère dans la cuisine où une tasse de café était servie
et les remerciements maternels reprenaient leur envol. Bon, ce
n'était pas tout ça, il y avait encore du travail dans les bois.
Le garde saluait d'un petit coup de la main sur le bord de sa
casquette et nous quittait sans plus se soucier de la suite des
événements.
Arrivait la seconde étape : La construction de la
grande croix en bois qui servirait de stabilisateur au conifère
durant tout son séjour chez nous. Ma grand-mère s'attelait à
cette tâche avec un plaisir non feint. Grande ordonnatrice des
côtés pratiques de la fête, elle partait dans les remises du
jardin à la recherche des morceaux de bois qui pourraient s'ajuster
exactement pour former la croix. Ensuite, elle sciait, égalisait,
plaçait les petits supports latéraux, clouait avec un sérieux qui
faisait notre admiration et encore plus celle de son beau-fils. La
croix terminée était transportée dans le hall et, à grands coup
de marteau, fixée à la base du tronc par quelques solides clous
d'une longueur appréciable. Quatre petites traverses partant de la
croix vers le tronc venaient parachever le travail et en assurer sa
solidité.
La troisième étape consistait à faire entrer le
sapin dans la salle de séjour et à le redresser après quoi, ma
grand-mère tirant par les branches et ma mère poussant du pied sur
la croix , elles le faisaient glisser jusqu'au coin de la pièce d'où
l'arbre dominerait notre vie familiale jusqu'au mois de janvier.
Les sapins de Noël de mon enfance brillaient de
dizaines de décorations diverses qui permettaient des soirées
entières de rêveries : telles boules achetées à Bruxelles
reflétaient les visages en les déformant, tel Père Noël
surveillait avec attention les cabrioles de la biche en verre moiré;
la pipe, le champignon en verre soufflé et les précieuses
maisonnettes argentées aux toits rouge vif rappelaient le fouillis
festif du «Berceau Blanc» et tout ce que notre mère aurait encore
pu y acheter.
Lors de la décoration, ma mère me confiait
quelques pièces parmi les moins fragiles, les champignons en
ouate compressée ainsi que ces sortes de pinces métalliques garnies
d'une rondelle, réceptacles des bougies en cire. J'imagine qu'après
mon travail, elle revoyait toute la disposition des bougies pour
éviter le moindre risque d'incendie. Mon aïeule, encore plus
prévoyante, n'oubliait pas de placer un petit seau d'eau derrière
l'une des branches basses de l'arbre. «Prudence vaut mieux que
désinvolture», telle devait être la devise des Prokoroff.
Danielle œuvrait avec les adultes et manipulait les boules plus
fragiles, précautionneuse de ne rien laisser choir. Malgré tout,
chaque année, il y avait de la casse à notre grand désespoir.
Mais cela faisait partie des préparatifs de Noël et ma mère ne
s'énervait pas trop.
Nous n'avions pas le droit de toucher aux cheveux
d'ange, trop fins et qui coupaient les doigts ni à la flèche qui ne
pouvait être placée que par un adulte car, chaque sapin apporté
par Gustin atteignait le plafond. Notre mère ou notre grand-mère,
hissée au sommet d'une vieille échelle en bois, plaçait cette
décoration ultime. Après quoi, toutes, nous prenions du recul pour
admirer l'arbre décoré et c'était la pâmoison assurée pour les
deux plus jeunes.
Le sommet du bonheur était presque atteint
quand, le soir venu, ma mère allait chercher sa boîte
d'allumettes dans la cuisine et qu'avec mille précautions, elle
enflammait les mèches des bougies l'une après l'autre puis,
théâtrale, éteignait le lustre, nous laissant dans une douce
pénombre entourées des reflets dansant sur les murs et les meubles.
A cet instant, les minuscules flammes des bougies valaient tous les
feux d'artifices et toutes les illuminations du monde.
L'ultime joie nous était donnée lorsque, comme
par magie, l'une des adultes faisait surgir le petit paquet
d'«étinceleurs» que nous accrochions en dernier lieu afin de les
répartir d'une manière équilibrée par rapport aux bougies. Ces
minuscules feux d'artifice et les flammes des bougies ne devaient pas
être trop proches les uns des autres afin d'éviter tout allumage
intempestif. Ma mère comme ma grand-mère évitaient ensuite de
laisser le paquet à ma portée depuis qu'elles avaient découvert
que, suite à une idée aussi lumineuse que les étinceleurs, je
subtilisais et allumais ces bâtonnets sous les truffes de Boy et
Jimmy, nos chiens, pour mieux les faire aboyer.
La cérémonie de l'illumination du sapin
recommençait à l'arrivée de notre père: nous voulions entendre
ses exclamations d'émerveillement. Et, une fois encore, pour Olga
qui avait été occupée ailleurs durant les préparatifs. Si mon
grand-père venait en dernier lieu, rebelote pour une dernière
illumination. Nous n'étions pas égoïstes, tout le monde devait
être touché par l'esprit de Noël mais, surtout, nous ne voulions
pas rater les multiples occasions d'allumer, d'éteindre, de passer
de la lumière à la pénombre et de pousser chaque fois le soupir
énorme du contentement absolu : «Waooww».
Le soir de Noël, le
repas se prenait, non dans la cuisine comme habituellement, mais dans
la salle de séjour. Ma mère préparait un potage plus raffiné et
celui que je préférais était une crème de tomates dans laquelle
flottait une multitude de «perles du Japon». Suivait soit un rôti
de bœuf cuit avec ail, échalotes et petits oignons, soit un poulet
grillé à point, la peau rousse luisant sous sa propre graisse à
laquelle la cuisinière n'avait pas hésité à ajouter un gros
morceau de beurre pour faire bonne mesure.
Mais le clou du repas, c'était à ma grand-mère
que nous le devions. Aidée par son âme d'artiste, elle façonnait
la purée en forme de gros sabot. La chaussure de pommes de terre
était décorée de grains de café qui représentaient des boutons
et l'intérieur, creusé assez profondément, servait de réceptacle
aux choux de Bruxelles qui accompagnaient le plat. Son entrée dans
la salle de séjour entendait fuser les exclamations d'admiration.
Elle portait son plat à bout de bras afin que nul regard ne fut déçu
et, humble sous les félicitations, venait déposer le met au centre
de la table. Ma mère alors pouvait commencer le partage des parts
dans nos assiettes et chacun, nous attaquions les aliments avec
délectation.
Ces repas peuvent, à l'heure actuelle, paraître
très simples mais l'art et l'amour qui y avaient été apportés en
faisaient alors des repas exceptionnels. Des perles du Japon, un
gros poulet, une purée et des choux de Bruxelles faisaient aussi
partie de l'esprit de Noël qui flottait ce soir-là dans la pièce
et autour de notre table.
II. Une année, le sapin dressé, équilibré, garni, je découvris qu'un espace suffisant permettait de vivre sous ses branches basses. Ma mère me céda une vieille couverture que je glissai à l'arrière de l'arbre. Chaque soir, je me faufilais dans ce terrier inattendu et, durant de longues minutes, attentive à ne pas me faire remarquer, j'observais la vie dans notre salle de séjour. Des pieds passaient, glissant, claquant les talons, pas menus de mon aïeule, chaussures sévères de mon grand-père, petite pointure de ma sœur, je reconnaissais les membres de ma famille à leurs pieds. Les conversations aussi étaient caractéristiques de chacun : Mon père parlait de ses corrections ou d'un disque de jazz qu'il voulait acheter, ma grand-mère distribuait ses conseils de prudence par rapport à l'arbre, mon grand-père critiquait un article de journal et mon aînée expliquait un roman feuilleton qu'elle venait de lire dans sa «Semaine de Suzette».
Mon grand plaisir, un soir, fut d'entendre ma mère
entrer dans la pièce et demander avec l'hypocrisie propre aux
adultes :
-Vous n'avez pas vu la petite? Je la cherrche
parrtout mais frranchement, je ne la trrouve nulle parrt. Frranz,
tu ne l'as pas vue?
Mon père, à ma grande joie, tomba des nues.
-Elle n'est pas dans la cuisine? Tu es allée
voir dans le bureau? Elle cherche peut-être un jouet dans son
armoire?
Les dénégations de ma mère l'inquiétèrent. Il
se leva pour participer aux recherches. Bon, le jeu avait assez
duré, il était temps que je me dévoile et que je sorte de ma
cachette.
- Coucou! Je suis là!- Ah, dit ma mère, feignant l'étonnement, tu étais là!
- Mais qu'est-ce que tu faisais là ? Demanda mon père, étonné.
Je ris, heureuse, croyant avec naïveté avoir berné
toute la famille et bien décidée à recommencer le lendemain.
Une autre année, mes parents avaient invité leurs amis proches et leurs enfants à se joindre à nous pour accueillir le Père Noël. Comme invité, ce dernier était une vrai surprise. Jamais il ne s'était arrêté dans notre maison et sa venue fut attendue avec impatience. Il faut dire que ma mère avait bien organisé les festivités. Jeux dans la maison, chapeaux en papier pour chacun, farandole autour de l'arbre, goûter avec gâteaux et jus de fruit. Rien n'avait été oublié. La nuit tomba, amenant avec elle le Père tant attendu.
III.
A la fin de la guerre, alors que tout manquait encore pour vivre normalement, lors d'une soirée qui avait précédé le 25 décembre, ma grand-mère s'était coupé, à mi-longueur, les cheveux qu'elle avait jusqu'à la taille. Toute la nuit elle avait ajusté ses cheveux, égalisé les pointes, cousu les mèches les unes après les autres sur une petite coiffe de coton blanc qu'elle avait ensuite fixée sur la tête de la vieille poupée de ma sœur . Un peu de couleur sur la bouche et sur les sourcils et Danielle, le matin, découvrit que Père Noël lui avait apporté un cadeau inespéré : Une nouvelle poupée aux magnifiques cheveux noirs. Chose rare, cette chevelure pouvait être coiffée, peignée, tressée ou garnie de rubans à l'envi !
IV.
Une autre année, mes parents avaient invité leurs amis proches et leurs enfants à se joindre à nous pour accueillir le Père Noël. Comme invité, ce dernier était une vrai surprise. Jamais il ne s'était arrêté dans notre maison et sa venue fut attendue avec impatience. Il faut dire que ma mère avait bien organisé les festivités. Jeux dans la maison, chapeaux en papier pour chacun, farandole autour de l'arbre, goûter avec gâteaux et jus de fruit. Rien n'avait été oublié. La nuit tomba, amenant avec elle le Père tant attendu.
Mon Dieu! Cette année-là, il s'était mis en
frais notre cher Père Noël : grande cape de satin clair, fausse
barbe brillante ressemblant à s'y méprendre à des cheveux d'ange,
grosses moustaches sous lesquelles apparaissait une bouche ronde en
forme de cerise, gants molletonnés rouges. Parfait, il était
parfait mon parrain Igor Noël. Je fus peut-être l'une des seules
à ne pas reconnaître l'homme sous le déguisement ce qui m'obligea
à rester sage plus que d'habitude. Lorsque la distribution des
cadeaux commença et qu'il m'appela auprès de lui pour , oh! comble
de l'horreur, dire devant tous les enfants et les parents réunis :
«Il me semble que cette fillette n'est pas toujours très
obéissante», la grosse voix m'assomma et je crus que mes jambes
défaillantes allaient m'obliger à m'asseoir sur le sol. Ce fut un
bien mauvais moment à passer pour un jour de fête mais j'eus quand
même droit à un énorme ours en peluche et à un petit panier
rempli de bonbons.
III.
A Quaregnon, chez mes grands-parents, les Noëls
étaient bien plus simples mais très chaleureux grâce à l'amour et
à l'imagination que notre Mimi mettait dans tout ce qu'elle
entreprenait.
De longues semaines à l'avance, elle commençait à
récolter tous les emballages brillants des bonbons, caramels et
autres chewing-gums auxquels nous avions parfois droit en soirée.
Les noix de l'automne, coupées en deux avec soin puis évidées
avaient été stockées dans une boîte en fer blanc et tout
papier-cadeau un peu attrayante avait été aplati par un repassage
méticuleux effectué avec les gros fers en fonte qui chauffaient en
permanence sur la cuisinière.
Les jours qui suivaient l'achat du sapin voyaient
ma grand-mère façonner de petites boules d'ouate qu'elle plaçait
dans les emballages des caramels. Elle refermait les papiers,
respectant bien les anciennes pliures, tordait les extrémités et
recréait ainsi, avec une patience infinie, de fausses friandises
qu'elle venait suspendre à l'arbre.
Les morceaux de papier-cadeau nous étaient
attribués à ma sœur et à moi et nous devions y découper des
bandelettes pas trop longues ni trop fines. Après quoi, une
bouteille de gomme arabique en main, nous formions, entrelacions et
collions l'un après l'autre, les anneaux des guirlandes qui
viendraient se balancer d'une branche à l'autre. A la fin du
travail, il y avait autant de colle sur mes doigts que sur la portion
de table qui m'avait été dévolue. A la vérité, je n'aimais pas
trop cette colle jaunâtre, coulant sans permission et qui s'étalait
toujours là où elle ne devait pas se trouver. Je préférais
nettement celle préparée par Mimi qui, parfois, par manque de colle
arabique, mélangeait du vinaigre et de la farine pour obtenir une
pâte blanche et molle qui, elle, se laissait dominer sans écart de
conduite. Au moins, avec cette colle-grand-mère, je pouvais
travailler sans barbouiller tout mon environnement... Quoi que...
La soirée suivante, mon aïeule allait chercher la
boîte de demi-noix, la posait sur la table et déposait sur un
sous-plat une petite casserole dans laquelle elle avait fait fondre
tous les restes de bougies récupérés en cours d'année. Elle
apportait également de minuscules bouts de coton à broder et le
travail pouvait commencer. Là, il n'était pas question de laisser
intervenir les «petites»: les brûlures de cire bouillante nous
auraient attendues au tournant de toute désobéissance.
Les bras croisés au bord de la table, je ne
perdait pas une miette de l'évolution de cette décoration de Noël.
Attentive à ne pas déborder, ma grand-mère versait un peu de cire
liquide dans chaque demi-coquille vide puis, sans perdre de temps,
enfonçait une petite mèche de coton au centre du liquide qui déjà
durcissait. Durant cinq minutes, la petite casserole retournait sur
le feu et nous en profitions pour grignoter deux ou trois marrons
chauds ou quelques maïs «pétés» qui nous attendaient sur le coin
de la cuisinière dans une platine à tarte remplie de sable blanc.
«Allez, au travail!» Cette exclamation nous
réunissait de nouveau autour de la table pour suivre la fin des
opérations. Toutes les coquilles remplies, arrivait alors un moment
magique. Mimi allait chercher un grand plat, le remplissait d'eau et
venait y déposer une partie des noix terminées qui se mettaient à
flotter. Ensuite, elle allumait l'une après l'autre les petites
mèches de coton et une minuscule Invincible Armada perdait une fois
de plus sa bataille dans la cuisine quaregnonnaise. Nouvelle
défaite sans bain de sang ni canonnades. Un chalumeau à la bouche,
attentives à ne pas souffler trop fort pour ne pas éteindre les
mèches enflammées, nous faisions évoluer la flottille, tantôt
vers les bords, tantôt vers le centre du plat. Le jeu durait
jusqu'à extinction des flammes. Ensuite, les embarcations étaient
rangées dans la boîte en fer blanc qui, elle-même réintégrait
son étagère jusqu'au lendemain. Ce jeu allait être l'un des
nôtres durant toutes les soirées précédant ou suivant la Noël.
L'heure d'aller au lit était arrivée, un dernier
marron chaud, quelques grains de maïs à coincer dans la joue et
nous attendions la brique réfractaire que Mimi sortait du four et
nous emballait soigneusement dans un journal puis dans un essuie
protecteur. Chargées de nos chaufferettes individuelles, nous
escaladions l'étroit escalier qui menait aux chambres glaciales. Un
bond sur le haut lit et nous nous glissions sous les draps rêches,
poussant des pieds notre brique le plus loin possible dans le lit.
Un dernier baiser, les draps rabattus sur la tête, c'est dans un
cocon de chaleur que nous nous endormions dans l'attente du
lendemain.
Arrivait alors le matin de Noël. Nous étions
réveillées par l'odeur du café qui, profitant de la porte
entr'ouverte, se faufilait par le sombre escalier et s'infiltrait
dans les chambres pour nous caresser les narines. Nous descendions,
tout émoustillées par l'idée des cadeaux qui nous attendaient dans
la cuisine où déjà ronflaient la grosse cuisinière, sa bouilloire
et les premières casseroles du repas de midi.
Sur la table, entre la cougnole traditionnelle et
la motte de beurre, des assiettes du «beau» service étaient
garnies de mandarines, de spéculoos, de quelques caramels
accompagnés de deux lards rose et blanc et de longues et fines
babeluttes rouges. Nous étions enchantées. Vraiment, Père Noël
ne nous oubliait jamais.
C'était pourtant les mêmes friandises que celles
qui nous étaient parfois achetées ( à l'exception des mandarines
et de la cougnole ) mais leur accumulation faisait toute la
différence. Oui, cette simple table en bois blanc couverte d'une
toile cirée impeccable devenait alors une table de fête.
La
cougnole, brioche en forme de petit Jésus, était l'objet d'une
convoitise bien particulière. Ses décorations en plâtre feraient
l'objet de longues tractations et d'échanges lors de notre retour en
classe après les fêtes. Figurines rondes ou en forme d'enfantelet,
réduites à leur plus simple expression, nous savions qu'il y aurait
toujours preneurs pour effectuer l'échange et compléter nos
collections. Par contre, si la figurine était formée d'un Jésus
en fondant rose couvert d'un petit cache-sexe en sucre bleu, elle
passait illico presto sous les quenottes des jeunes anthropophages
que nous devenions alors. Manger l'enfant Jésus ne nous semblait pas
inconvenant. Loin de là!
Sous le sapin la meilleure part restait à
découvrir : Pour Danielle, une poupée ou des livres, pour moi, des
bâtons de plasticine de toutes les couleurs ou quelques vêtements
pour mon bébé en celluloïd. C'était Byzance!!
A la fin de la guerre, alors que tout manquait encore pour vivre normalement, lors d'une soirée qui avait précédé le 25 décembre, ma grand-mère s'était coupé, à mi-longueur, les cheveux qu'elle avait jusqu'à la taille. Toute la nuit elle avait ajusté ses cheveux, égalisé les pointes, cousu les mèches les unes après les autres sur une petite coiffe de coton blanc qu'elle avait ensuite fixée sur la tête de la vieille poupée de ma sœur . Un peu de couleur sur la bouche et sur les sourcils et Danielle, le matin, découvrit que Père Noël lui avait apporté un cadeau inespéré : Une nouvelle poupée aux magnifiques cheveux noirs. Chose rare, cette chevelure pouvait être coiffée, peignée, tressée ou garnie de rubans à l'envi !
Trop jeune, Danielle ne se rendit pas compte que
l'épais chignon de Mimi avait diminué de moitié et c'est vers le
vieillard à barbe blanche que tous les remerciements s'élevèrent
comme d'habitude.
Jamais mon aînée n'eut un si beau cadeau de Noël
et, je le pense, plus jamais elle n'en reçut un qui fut imprégné
d'autant d'amour que lors de ce Noël-là.
IV.
Le Noël le plus
incongru que notre famille ait connu remonte à mes huit ans.
Madame D... ,
l'institutrice de ma sœur, et la mienne lorsque j'eus atteint l'âge
d'entrer en troisième année, avait noué avec mes parents des
relations de très bonne entente. Il arrivait, les quelques fois où
l'Instruction réussissait à m'emprisonner entre ses grands bras,
que j'aille dîner chez elle pour éviter deux allers-retours en tram
sur la journée. La brave dame avait peut-être trouvé ce subterfuge
pour éviter mes absences trop fréquentes les après-midis. Son
dévouement pour l'enseignement n'avait pas de limites et elle
m'accueillait toujours très gentiment. Elle tentait ainsi, tant bien
que mal, de récupérer une écolière trop souvent perdue dans la
campagne ou dans les bois hennuyers.
Cette dame, grande
catholique devant l'Éternel, nous proposa un jour de fêter Noël
avec sa famille. Dans le petit village de Maisières, elle était
l'institutrice en chef, mon père était le professeur de latin et de grec. Entre
intellectuels, elle trouva de bon ton de nous inviter malgré les
immenses divergences d'opinions religieuses qui séparaient nos deux familles.
Madame D... servait de relais à Dieu dans notre école. Mon père,
à l'époque athée convaincu, servait, lui, de relais aux idées
communistes soviétiques. Malgré cela, sa très grande ouverture
d'esprit fit que, après réflexions et en accord avec ma mère, il
accepta l'invitation.
Et nous voilà donc
ce 24 décembre 1951, habillés de fête. Ma mère, maquillée avec
soin, ma sœur et moi, les tresses serrées impeccablement de chaque
côté du visage et mon père avec son costume brossé de frais, nous
attendîmes le dernier tram du soir devant chez Cyril. Je ne sais
pour les trois autres, mais moi je me réjouissais intensément du
repas qui allait nous être offert. Ce n'était pas tous les jours
que nous prenions le tram à une heure aussi tardive pour descendre à
Maisières chez Madame D... . Pour un tel événement, le repas ne
pourrait qu'être fastueux. C'était du moins ce que j'imaginais.
Ce que mes parents
avaient omis de me dire c'est qu'en plus d'être conviés au repas de
Noël, nous étions aussi invités à la messe de minuit. N'étant
pas au fait des arcanes de la religion, même s'ils m'en avaient
parlé, cela n'aurait rien changé à mes rêves gastronomiques.
L'arrivée chez
notre hôtesse fut chaleureuse en souhaits de Noël, en accolades et
en gros bisous aux enfants. Par contre, en ce qui concernait le
chauffage des lieux eux-mêmes, ce fut plutôt réfrigérant. La
brave dame, veuve depuis de nombreuses années et mère de quatre
enfants, était très attentive à ne pas gaspiller sans raison sa
réserve de charbon. Seul, le poêle de la salle à manger, laissait
passer de temps à autre la lueur d'une mince flamme à travers les
micas de sa porte. Bon, il fallait s'y faire. Qu'importait ? Le repas
allait nous réchauffer.
Dans cette salle à
manger où nous nous trouvâmes réunis, la table était dressée :
Nappe blanche, une assiette, un couteau, une fourchette et un verre
par personne, quelques branches de sapin en guise de décoration et,
apportant un air de fête, les serviettes pliées avec un art sortant
de l'ordinaire. Mes regards eurent beau balayer la table en long, en
large et en diagonale, aucunes victuailles ne les arrêta. Pas de
petits pains, pas d'amuse-gueules, rien. En fait d'espoir de
nourritures terrestres, cette table de fête était la plus déprimante que
j'avais jamais vue.
Les adultes avaient
commencé à discuter de choses et d'autres, les fesses tournées
vers le foyer et ni mon père ni ma mère ne paraissait s'inquiéter
de la santé de leur estomac. Quant à Madame D... , le chemin de
la cuisine lui semblait inconnu. Danielle avait rejoint son amie
Cécilia et son frère François au premier étage où j'entendais
leurs rires et le bruit de leurs pas. Pour ma part, n'ayant personne
avec qui jouer ou parler, j'attendais le moment où nous allions
pouvoir nous asseoir et voir arriver enfin une magnifique dinde et
tous ses accompagnements imaginables.
Combien de temps
restai-je polie ? Impossible à dire. Cependant, il arriva un moment
où, n'en pouvant plus de faim, je m'approchai de ma mère, lui pris
la main et, interrompant la conversation en cours, je lui soufflai :
«Quand allons-nous manger ?» Elle sembla tomber des nues et me
répondit, à voix basse elle aussi : «Pas maintenant, nous allons
d'abord nous rendre à la messe de minuit avant le repas. Les
catholiques ne peuvent pas manger avant cette messe». Cette
révélation si tardive faillit envoyer mon cerveau et mon petit
corps dans un état comateux d'où, seuls, les plus résistants
reviennent.
Il fallut bien faire
contre mauvaise fortune bon cœur. Nos deux familles se mirent enfin
en route dans le froid de l'hiver pour atteindre l'église et
rejoindre la foule des croyants pressés de rendre hommage à leur
Dieu miséricordieux.
Horreur! L'église
était tout aussi froide que le logis de notre institutrice. Si pas
plus. Et ce n'était pas les odeurs d'encens ni les chants de Noël
qui allaient me nourrir. Voyant ma syncope arriver, ma mère me tint
serrée contre elle et, pour me distraire, commenta, sans vergogne,
l'habit d'une telle, la marche de tel autre ou encore la beauté des
bouquets décoratifs ou des cierges allumés pour l'occasion. Ah ! Si
seulement j'avais pu mordre dans l'un de ces gros cierges pour me
sustenter ç'aurait été un immense moment de bonheur durant cette
messe, merveilleuse pour la plupart et si déprimante pour moi.
Arriva l'instant de la communion. Ce fut le seul moment durant lequel
j'éprouvai un amusement réel. Dans la file des chrétiens marchant,
mains croisées, vers l'hostie sacrée, nous vîmes l'une des élèves
parmi les plus endiablées de notre école : Marinette G... . Pour ma
part, cette avancée d'une compagne de ma sœur ne présentait rien
d'anormal. Par contre, pour ma mère qui connaissait l'infernale
petite femelle, il y avait là une situation incroyable et elle ne
put s'empêcher de faire remarquer que si cette enfant osait aller
communier, n'importe lequel d'entre nous pourrait y aller aussi.
Cette réflexion m'amusa beaucoup et m'aida à tenir bon jusqu'à la
fin de la messe.
Le retour vers le
logis nourricier se fit dans la joie et les courses entre enfants
poussèrent les adultes à allonger le pas, ma sœur, Cécilia et
François menant la danse. La porte ouverte et le couloir traversé
dans l'allégresse, nous nous retrouvâmes autour de la table, prêts à dévorer le délicieux repas que nous allions
enfin, enfin, enfin
découvrir.
Là aussi, mes
parents m'avaient caché une triste vérité. Le repas prévu serait
traditionnel, typique de notre région lors de la fête de Noël : du
boudin noir, de la purée et de la compote de pommes. Pour les
enfants, de l'eau comme boisson. Bienheureux, mon père, ma mère et
Madame D... qui eurent droit à un verre de vin. Le dessert ? Aucun
souvenir. Une tranche de bûche, probablement. Cette faim inhabituelle
qui m'avait taraudée durant toute la soirée avait dû amoindrir mes
capacités de mémorisation.
Cette nuit-là, nous
dormîmes tous chez notre hôtesse et la légèreté du repas ne
provoqua aucun cauchemar susceptible de troubler mon repos. Comme il
fut bien réel alors ce dicton qui assène aux plus affamés : «Qui
dort dîne».
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