Le pain et la
tomme
Quatre
heures sonnaient à l'église d'Albiez.
Ivres
des odeurs d'herbes fauchées, fatigués d'avoir sauté par-dessus
les andains, lassés d'avoir tenté l'escalade du dos de
l'âne, bien souvent refoulés par les faucheurs pour lesquels nous
étions plus indésirables que des guêpes, André et moi
redescendions au village.
Arrivés près de la maison familiale, nous ralentissions, le
temps de calmer nos respirations. Nous musions alors parmi les
cailloux du sentier, cherchant des yeux la coccinelle ou le carabe, ultime découverte, avant de venir quémander de quoi
calmer notre faim de jeunes fous sans harnais.
Gardien
fidèle du logis lorsque toute la famille se trouvait dans les
champs, le pépé terminait sa sieste au soleil, le chapeau rabattu
sur les yeux.
Mon
compagnon se plantait devant son grand-père et disait : « Pépé,
j'ai faim ».
Pour
moi, c'était bouche cousue. Durant les quelques minutes qui allaient suivre,
j'espérais faire partie de la famille pour le partage de la
collation.
Le
pépé repoussait son chapeau, nous lançait un regard scrutateur,
cherchait les inévitables failles que traîne toujours derrière lui tout
enfant en goguette. Refoulant le soupir dû aux rhumatismes, il se
levait, raide, les membres encore engourdis par la sieste et,
franchissant le seuil de la maison, entrait dans l'ombre fraîche de
la salle commune. Nous le suivions.
Sur
la lourde table d'un bois patiné par le temps, deux trésors : le pain
et le morceau de tomme auxquels la caresse d'un rai de soleil offrait
la beauté du saint Graal.
De
sa poche, Pépé sortait son Opinel, ouvrait la lame et, une main
rugueuse tenant le pain appuyé contre son ventre, taillait de l'autre main deux coins
identiques. Après quoi, il entamait la tomme pour y prélever deux morceaux tout aussi égaux.
Les
deux affamés que nous étions attendaient en silence la fin du partage. Pépé prenait son temps et il était hors de question
d'oser le bousculer par des demandes réitérées.
Le
patriarche se tournait alors vers nous, une fois de plus, fouillait
nos âmes enfantines de son regard perçant puis, satisfait de ce qu'il
voyait, nous tendait à chacun un coin de pain et un coin de tomme.
« Voilà pour vous, nous disait-il, et à présent,
sauvez-vous ».
Un
trésor dans chaque main, mordant une fois dans l'un et une fois
dans l'autre, comme deux cabris échappés, nous repartions à
l'attaque de la vie parmi les renoncules, les grandes gentianes
jaunes ou les vératres blancs.