Extrait
de « L'enfant
volé » de Ian McEwan
Un
passage qui reflète tellement bien la réalité des conversations
manquées et que nous regretterons toujours de ne pas avoir eues avec
nos parents ou nos grands-parents.
« ….
Il
les distinguait très clairement, les rides de leurs visages
exprimant à la fois tendresse et anxiété. C'était le
vieillissement, l'identité fondamentale de l'être persistant
toujours alors que les corps se désagrégeaient. Il se sentit
assailli par l'urgence d'un temps compté, par toutes ces choses
inachevées. Il y avait des conversations qu'il n'avait pas encore
eues avec eux et qu'il avait toujours pensé avoir le temps d'avoir.
Il
avait ce souvenir diffus, par exemple, d'un petit événement qu'eux
seuls pouvaient expliquer. Il était assis sur un siège d'enfant
accroché à l'arrière d'un vélo. Devant lui se dressait le dos
massif de son père, les plis de sa chemise blanche se gonflant à
chaque coup de pédale. Sa mère était elle aussi à vélo, pédalant
à gauche de son père. Ils longeaient une route cimentée. Par
moment, les bandes de goudron fin qui reliaient les sections de la
route les unes aux autres les faisaient rebondir légèrement sur
leurs selles.
Arrivés
près d'un énorme remblai de galets, ils mirent pied à terre. La
mer se trouvait de l'autre côté, il l'entendait rugir et rouler les
galets alors qu'ils entamaient l'ascension du talus en pente raide.
Il n'avait aucun souvenir de la mer elle-même, il ne se rappelait
que l'appréhension profonde qui l'habitait pendant que son père le
tirait par le bras vers le sommet de la côte. Mais quand cela
avait-il eu lieu, et où ? Ils n'avaient jamais habité près de la
mer, ni passé de vacances sur des plages comme celle-là. Ses
parents n'avaient jamais eu de vélo.
A
présent, lorsqu'il allait les voir, leur conversation suivait un
cours familier. Il était difficile de l'interrompre dans le but de
clarifier ces détails inutiles, essentiels. Sa mère souffrait de
troubles oculaires, et passait des nuits douloureuses. Son père
avait un souffle au cœur et de la tachycardie. Les petits ennuis de
santé commençaient à s'accumuler. Il y avait des grippes dont il
n'entendait parler qu'après coup. Un processus de désagrégation
s'était impitoyablement mis en route. Il pouvait à tout instant
recevoir le télégramme, le coup de téléphone paralysant, et il
aurait à faire face à toute la frustration et la culpabilité d'une
conversation qui n'avait jamais commencé.
Ce
n'est qu'à l'âge adulte, peut-être même après avoir eu soi-même
des enfants, qu'il nous devient possible de comprendre pleinement que
nos propres parents aient eu une existence riche et complexe avant
notre naissance. Il n'en connaissait que quelques grandes lignes,
quelques détails glanés lors d'anecdotes racontées. Sa mère dans
un grand magasin, suscitant l'admiration générale par la perfection
du nœud qu'elle arrivait à nouer dans son dos; son père se
promenant dans une ville bombardée en Allemagne, ou traversant la
piste goudronnée d'un terrain d'aviation pour transmettre l'annonce
officielle de la victoire à son chef d'escadron. Même lorsque leurs
récits commencèrent à se rapprocher de lui, Stephen ne savait
pratiquement rien de la façon dont ils s'étaient rencontrés, de ce
qui les avait attirés l'un vers l'autre, de la façon dont ils
avaient décidé de se marier, de la façon dont lui-même avait fait
irruption. Il n'est pas facile de s'abstraire du moment, comme ça,
un beau jour, et de poser la question inutile, essentielle, ou bien
de prendre conscience du fait que, quelque familiers qu'ils soient,
les parents sont également des inconnus pour leur enfant.
... »