Ils
étaient là, tout mignons, tout beaux, alignés devant moi comme ils
peuvent l'être un premier jour de classe. Et dans le regard, cette
peur de l'inconnu, cette interrogation muette de ceux qui aimeraient
connaître ce que l'avenir leur réserve.
Pas
de disputes, pas de bousculades, cela viendrait plus tard. Durant les
dernières semaines, les parents avaient dû leur seriner avec une
régularité de métronome : « Tu vas entrer en première
année, tu deviens grand(e), il faut te conduire convenablement. »
Pour
certains, aujourd'hui, se conduire convenablement, c'était retenir
son souffle, ne pas lever le petit doigt, garder les pieds sur une
même ligne et, dans la mesure du possible, arriver à ne pas
desserrer les fesses.
Pauvres
poussins qui n'étaient plus sous l'aile de leurs mères poules ! La
plupart n'en menaient pas large.
Sauf
un !
Dès
la formation des rangs, il m'avait fixée droit dans les yeux, les
sourcils légèrement froncés, le regard brillant d'insolence. On ne
la lui faisait pas à lui ! Il était prêt à me le prouver dès que
l'occasion se présenterait.
Je
me souviens bien du prénom de ce jeune lascar : Joshua !
http://morbius.unblog.fr/2012/07/21/retour-vers-les-80s-gremlins-1984/ |
Joshua*
était le plus petit de la classe et, lors de l'attribution des
places dans le rang, il se retrouva en tête. Il aima cette position
de chef qui mène ses troupes au combat. Cette organisation se fit
donc sans récriminations de sa part.
La
suite va prouver, qu'avec quelques années de plus, il aurait fini
par déposer plainte contre l'Enseignement auprès de la Ligue des
Droits de l'Homme.
Arrivés
en classe, tout ce fit dans le calme : découverte d'un nouveau
domaine, distribution des cahiers et des boîtes de réglettes, choix
d'un livre à la bibliothèque etc … etc …
Après
leur avoir dit comment je m'appelais et avoir écrit mon nom au
tableau, je pris la liste des inscriptions et commençai à nommer
les enfants les uns après les autres, leur demandant comment ils
avaient passé leurs vacances, d'où ils venaient, ce qu'ils
aimaient. En somme, des questions anodines qui permettaient aux plus
craintifs de se détendre.
Lorsque
je citai le nom de Joshua, c'est Liège et sa banlieue qui vinrent à
nous sans coup férir. En une seconde, la classe entière fut
imprégnée de cet accent si caractéristique.
En
un nasillement sonore, Joshua nous expliqua qu'il venait de
déménager, qu'avant, il habitait Seraing où c'était mieux !
Pauvres
ploucs de l'étranger, nous étions prévenus !
Ah
! Ça ! il n'allait pas nous laisser l'oublier qu'il venait de
Seraing. Et à chacune de ses prises de parole encore ! Qu'il venait
d'un quartier où la castagne était monnaie courante, de cela aussi
nous fûmes avertis très rapidement. En deux ou trois jours, Joshua
s'imposa comme « Le Parrain » de la classe. Qui veut
réussir doit commencer tôt !
Et
nous voici arrivés à la première leçon de lecture gestuelle.
Pour commencer, deux voyelles puis trois que chacun essayait de
reconnaître avec rapidité. C'était un jeu, sans plus.
Seul,
Joshua ne participait pas. Les yeux baissés, il fixait le sol avec
une attention, une concentration qui frisait l'anormal.
- Allez,
Joshua, regarde ma main et dis-moi ce que je te montre, lui
demandai-je
- …
- Joshua,
tu m'entends ? Tu ne veux pas jouer avec nous ?
- …
- Mais
Joshua, réponds-moi, au moins. Que se passe-t-il ?
- Tu
m'fatigues ! fut
la seule réponse que j'obtins.
Un
peu têtue, je m'acharnai :
- Bon,
si tu es fatigué, repose-toi. Tu joueras avec nous plus tard.
Plus
tard vint et voici ce que je pus obtenir dans une classe où chaque
petit retenait maintenant son souffle au prononcé du mot Joshua :
- Allez,
Joshua, cette fois-ci tu vas y arriver
- …
- Mais
enfin, mon bonhomme, pourquoi ne veux-tu pas essayer ?
- Je
n'tai rien d'mandé, moi !
- Ah,
là, c'est vrai que tu ne m'as rien demandé ! Mais c'est
moi qui te
demande quelque chose. Tu veux apprendre à
lire, non ?
- Nan
!
De
toute la matinée, il fut impossible d'enrôler Joshua dans aucune
des activités proposées. C'était mieux là-bas et il n'en
démordrait pas.
Je
le pris à part, j'essayai de discuter avec lui, rien n'y fit. Cela
dura des jours et des jours.
Lors
des initiations à la mathématique avec les réglettes, il se
cachait la tête entre les bras pour ne rien voir. Lorsque le bruit
des réglettes lui indiquait que ses camarades les rangeaient et que
la leçon était terminée, il relevait la tête dans l'attente de la
suite des événements.
Un
matin, il décida d'attirer notre attention et jetant ses objets
scolaires sur le sol. Ce fut d'abord son crayon qui s'envola, suivi
de près par sa latte qui, plus lourde tomba plus rapidement.
Suivirent le plumier puis les cahiers, les uns après les autres. Un
véritable dénis de toute scolarité !
J'avais
fait preuve d'une énorme patience durant chaque essai du Cap
Canavéral « joshuesque » mais lorsque je vis que la
boîte de réglettes allait, elle aussi, prendre le chemin de
l'espace, je me précipitai pour éviter cette catastrophe et vins
retirer la boîte pour la déposer sur mon bureau.
Exaspérée,
je lançai une vilaine pique à l'enfant :
- Et
maintenant, tu peux jeter ce qui reste... si tu trouves !
Il
me regarda, ses yeux lançant des poignards. Ensuite, il se jeta
lui-même sous son banc où il resta couché, sans bouger jusqu'à la fin du
cours.
Il
tenait toujours à avoir le dernier mot.
Je
fis venir les parents sans résultat. Je fis appel à la psychologue
de l'école sans résultat.
Joshua
vivait dans un monde qui n'était fait que de négations,
d'oppositions et de combats et il ne semblait pas vouloir en sortir.
A
la fin du premier trimestre, je me dis que l'année scolaire serait
un échec monstrueux pour l'enfant et qu'il devrait redoubler,
personne n'étant parvenu à entrer en contact avec cette petite âme
révoltée.
Que
nenni, ma brave dame ! Joshua n'avait pas encore abattu toutes ses
cartes.
Dès
le mois de janvier (ne me demandez pas pourquoi), il prouva que
toutes mes leçons n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd.
Il se mit à lire et à calculer avec un léger retard, certes, mais
il y parvint. Et d'une semaine à l'autre, ses progrès furent
étonnants. A la fin de l'année, il était au niveau des autres
élèves.
Incroyable
mais vrai, bien qu'ayant toujours refusé de participer aux
activités, il avait réussi à mémoriser tout l'enseignement d'un
trimestre.
Seul,
l'agressivité de son caractère ne s'améliora pas.
Un
matin, alors que j'étais entrée en classe la première, suivie par
les élèves, je m'apprêtais à fermer la porte lorsque j'eus
l'impression d'un vide dans le groupe. Je ressortis à toute vitesse
et que vis-je ? Le petit Joshua occupé à tabasser de belle manière
le plus grand de tous les élèves. La tête de Joshua arrivait à
peine aux épaules de Nicolas. Peu importait. Le petit avait saisi le
grand par les revers de son anorak et le secouait comme un prunier.
La tête de Nicolas, à chaque secousse, venait heurter l'extincteur
du couloir avec un bruit sourd. Et pourtant, le plus grand ne
réagissait pas, les bras ballants face à son agresseur. L'emprise
de Joshua sur la classe était telle que personne ne lui tenait tête.
Je
n'eus que le temps de me précipiter pour séparer les deux élèves.
L'empoignant à mon tour par l'encolure de son pull, je tirai Joshua
en arrière afin de libérer son camarade qui ne savait que bégayer
: « Mais je ne lui ai rien fait, je ne lui ai rien fait ».
Ce qui, à mon avis, était pure vérité. Ce grand garçon n'avait
en lui que douceur et amabilité.
Pourquoi,
Joshua l'avait-il agressé ? Nul ne le sut jamais même après un
sermon plus que sévère passé par le directeur.
Peut-être,
tout simplement, parce que l'autre était trop gentil ? Avec cette
petite teigne sérésienne, rien n'était impossible.
Et,
dois-je l'avouer ? Malgré que cet enfant ait été une calamité
ambulante, je l'aimais bien ! Il avait une telle personnalité !
lascar
nom
masculin
du
portugais lascarim, du
persan lächkär, mercenaire
Joshua
prénom
d'origine hébraïque, qui signifie « Sauveur » ou « il
sauve »
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