mercredi 30 septembre 2015

Conversations manquées

Extrait de « L'enfant volé » de Ian McEwan

Un passage qui reflète tellement bien la réalité des conversations manquées et que nous regretterons toujours de ne pas avoir eues avec nos parents ou nos grands-parents.

« ….
Il les distinguait très clairement, les rides de leurs visages exprimant à la fois tendresse et anxiété. C'était le vieillissement, l'identité fondamentale de l'être persistant toujours alors que les corps se désagrégeaient. Il se sentit assailli par l'urgence d'un temps compté, par toutes ces choses inachevées. Il y avait des conversations qu'il n'avait pas encore eues avec eux et qu'il avait toujours pensé avoir le temps d'avoir.
Il avait ce souvenir diffus, par exemple, d'un petit événement qu'eux seuls pouvaient expliquer. Il était assis sur un siège d'enfant accroché à l'arrière d'un vélo. Devant lui se dressait le dos massif de son père, les plis de sa chemise blanche se gonflant à chaque coup de pédale. Sa mère était elle aussi à vélo, pédalant à gauche de son père. Ils longeaient une route cimentée. Par moment, les bandes de goudron fin qui reliaient les sections de la route les unes aux autres les faisaient rebondir légèrement sur leurs selles.
Arrivés près d'un énorme remblai de galets, ils mirent pied à terre. La mer se trouvait de l'autre côté, il l'entendait rugir et rouler les galets alors qu'ils entamaient l'ascension du talus en pente raide. Il n'avait aucun souvenir de la mer elle-même, il ne se rappelait que l'appréhension profonde qui l'habitait pendant que son père le tirait par le bras vers le sommet de la côte. Mais quand cela avait-il eu lieu, et où ? Ils n'avaient jamais habité près de la mer, ni passé de vacances sur des plages comme celle-là. Ses parents n'avaient jamais eu de vélo.
A présent, lorsqu'il allait les voir, leur conversation suivait un cours familier. Il était difficile de l'interrompre dans le but de clarifier ces détails inutiles, essentiels. Sa mère souffrait de troubles oculaires, et passait des nuits douloureuses. Son père avait un souffle au cœur et de la tachycardie. Les petits ennuis de santé commençaient à s'accumuler. Il y avait des grippes dont il n'entendait parler qu'après coup. Un processus de désagrégation s'était impitoyablement mis en route. Il pouvait à tout instant recevoir le télégramme, le coup de téléphone paralysant, et il aurait à faire face à toute la frustration et la culpabilité d'une conversation qui n'avait jamais commencé.
Ce n'est qu'à l'âge adulte, peut-être même après avoir eu soi-même des enfants, qu'il nous devient possible de comprendre pleinement que nos propres parents aient eu une existence riche et complexe avant notre naissance. Il n'en connaissait que quelques grandes lignes, quelques détails glanés lors d'anecdotes racontées. Sa mère dans un grand magasin, suscitant l'admiration générale par la perfection du nœud qu'elle arrivait à nouer dans son dos; son père se promenant dans une ville bombardée en Allemagne, ou traversant la piste goudronnée d'un terrain d'aviation pour transmettre l'annonce officielle de la victoire à son chef d'escadron. Même lorsque leurs récits commencèrent à se rapprocher de lui, Stephen ne savait pratiquement rien de la façon dont ils s'étaient rencontrés, de ce qui les avait attirés l'un vers l'autre, de la façon dont ils avaient décidé de se marier, de la façon dont lui-même avait fait irruption. Il n'est pas facile de s'abstraire du moment, comme ça, un beau jour, et de poser la question inutile, essentielle, ou bien de prendre conscience du fait que, quelque familiers qu'ils soient, les parents sont également des inconnus pour leur enfant.
... » 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire