Pour moi, voici le plus beau passage de l'Odyssée ...
...un chien couché leva la tête et les oreilles; c'était Argos, le chien que le vaillant Ulysse achevait d'élever quand il fallut partir vers la sainte Ilion, sans en avoir joui.
Argos avait vécu, courant le cerf, le lièvre et les chèvres sauvages. Négligé maintenant, en l'absence du maître, il gisait, étendu au devant du portail, sur le tas de fumier des mulets et des bœufs où les servants d'Ulysse venaient prendre de quoi fumer le grand domaine; c'est là qu'Argos était couché, couvert de poux. Il reconnut Ulysse en l'homme qui venait et, remuant la queue, coucha les deux oreilles : la force lui manqua pour s'approcher du maître.
Ulysse l'avait vu : il détourna la tête, en essuyant un pleur, et, pour mieux se cacher d'Eumée, qui ne vit rien, il se hâta de dire :
Ulysse -- Eumée ! .... l'étrange chien couché sur ce fumier ! il est de belle race; mais on ne peut plus voir si sa vitesse à courre égalait sa beauté; peut-être n'était-il qu'un de ces chiens de table, auxquels les soins des rois ne vont que pour la montre.
Mais toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse :
Eumée -- C'est le chien de ce maître qui mourut loin de nous : si tu pouvais le voir encore actif et beau, tel qu'Ulysse, en partant pour Troie, nous le laissa ! tu vanterais bientôt sa vitesse et sa force ! Au plus profond des bois, dès qu'il voyait les fauves, pas un ne réchappait ! pas de meilleur limier ! Mais le voilà perclus ! son maître a disparu loin du pays natal; les femmes n'ont plus soin de lui; on le néglige... Sitôt qu'ils ne sont plus sous la poigne du maître, les serviteurs n'ont plus grand zèle à la besogne; le Zeus à la grand'voix prive un homme de la moitié de sa valeur, lorsqu'il abat sur lui le jour de l'esclavage.
A ces mots, il entra au grand corps du logis, et, droit à la grand'salle, il s'en fut retrouver les nobles prétendants.
Mais Argos n'était plus : les ombres de la mort avaient couvert ses yeux qui venaient de revoir Ulysse après vingt ans.
Texte établi et traduit par Victor Bérard - 1933
Retour d'Ulysse par Louis Frédéric Schützenberger (1884). |
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