Provence, le 02 octobre 2018
En ce dimanche matin, à la grande stupéfaction de ma mère qui ne l'avait plus rencontré depuis le départ de son mari, Armand sonna à notre porte, . Je suppose qu'à la vue d'Armand, elle dut s'attendre à une mauvaise nouvelle car la visite était par trop inattendue.
Heureusement qu'il y a parfois, lors de grands malheurs, des prémices de quelques secondes qui permettent au cerveau de déjà se replier sur lui-même afin d'amortir le choc à venir. L'être humain se met ainsi en position de défense comme le lutteur qui recule d'un pied pour amortir l'attaque de l'adversaire. Ce dimanche, l'adversaire était l'annonce d'une mort.
Lors du coup de sonnette, je lisais. Les voix basses, presque des murmures, éveillèrent mon attention et me firent venir aux nouvelles. Ma mère avait fait entrer Armand dans la salle à manger située au fond de l'appartement et, sous le choc de l'annonce, avait dû s'asseoir. Lorsque j'entrai dans la pièce, elle tenait, serré d'une main, le rebord de la table et, muette, laissait couler ses larmes. Armand me tournait le dos et restait figé, debout devant elle.
Je vins me placer tout contre la table, face à ma mère. Personne ne semblait plus respirer et une angoisse palpable nous entourait tous trois. Ou même tous quatre car ma sœur se trouvait là, elle aussi, et cependant mon souvenir n'arrive pas à la situer dans la pièce. Je ne revois que ma mère qui pleurait et l'ombre de l'ami.
L'hiver était précoce cette année-là. Le froid était arrivé tôt, mi-novembre, et la neige n'allait plus tarder. Il faisait froid à l'extérieur et chaud dans notre appartement mais cette chaleur se retira brusquement lorsque ma mère dit d'une voix basse : «Ton père est mort».
A mon tour, je me sentis figée, l'esprit emprisonné dans un étau, incapable de dire un mot, de bouger ni même de pleurer. Mon corps et mon âme étaient devenus gourds. J'avais brusquement glissé dans un trou duquel je ne pouvais sortir. Les larmes de ma mère n'arrivaient pas à m'atteindre, simplement, sans plus penser à rien, je les voyais couler. Un grand vide m'entourait.
Armand rompit ce lourd ensevelissement des pensées, reprit la parole, nous expliqua que la mort était survenue alors que Franz corrigeait des versions latines et qu'il était tombé en avant sur ses corrections. Un troisième infarctus du myocarde, celui qui, paraît-il, ne pardonne pas.
Cette explication est la seule dont je garde le souvenir.
Je n'ai pu que l'imaginer et la dernière image de mon père qui s'est créée est celle d'un homme épuisé, travaillant encore et encore pour des élèves qui lui gardèrent toujours un amour fidèle. Son visage prématurément vieilli repose sur une pile de corrections non terminées et ses yeux sont fermés pour toujours . Sa main, si belle, a lâché le stylo à encre qui a roulé un peu plus loin sur sa droite et s'est légèrement crispée sous l'effet de la douleur. Plusieurs fois, il m'avait décrit cette douleur provoquée par les crises précédentes : « Un coup de poignard au niveau du cœur », disait-il.
Qui était avec lui lorsqu'il mourut ? Armand ne le dit pas et personne ne le demanda. Avait-il été heureux ce jour-là ou stressé par les factures à payer, la nourriture qui manquait pour ses trois jeunes enfants et l'absence permanente d'argent ? De cela non plus notre ami ne parla pas. Mon père était-il mort l'esprit infecté par les doutes qui le harcelaient depuis des mois quant à l'infidélité de sa compagne et à ses tentatives de l’empoisonner à l'iode ? Ces questions n'auraient plus jamais de raison d'être.
Qui, autour de cette table, savait à quel point mon père avait été désespéré les dernières années de sa vie ? Plus d'une fois, je l'avais vu pleurer, assis à mes côtés sur un banc de quai de gare où il me rejoignait le matin avant l'arrivée du train qui, chaque jour, m'emmenait vers l'athénée de Saint-Ghislain, loin de lui jusqu'au lendemain.
Face à son désespoir, à dix-sept et dix-huit ans, je m'étais sentie impuissante car je savais n'avoir aucun moyen pour le soulager. Lui, prenait parfois conscience du poids de ses chagrins, me disait : « Je ne devrais pas te raconter tout cela, tu es trop jeune, tu ne peux pas comprendre ». Le terme « becbot » dont il me gratifiait dans mon enfance refaisait-il surface dans son esprit ? Il est vrai qu'à l'époque je n'avais pas réalisé totalement la détresse provoquée par ses désillusions. Et même, je lui en voulais de s'être mis dans une situation aussi dramatique. Un matin, j'avais tenté d'aborder le problème de ses trois enfants qui, m'avait-il dit, manquaient de lait car il n'avait plus d'argent pour en acheter. Je lui avais fait remarquer que la pilule existait et que son utilisation aurait pu éviter la catastrophe dans laquelle il se trouvait. Il m'avait regardée, ahuri, puis, d'une voix chagrine m'avait répondu : « Allons, ne parle pas de ce que tu ne comprends pas ».
Bon, j'étais en fin d'adolescence, je connaissais l'existence de la pilule et des préservatifs. Cependant cette idée semblait le révulser et il refusa d'approfondir la discussion. Peut-être, jusqu'à sa mort, m'imagina-t-il en blanche pucelle, pourchassant toute sexualité entravée. Il avait totalement idéalisé l'image de son enfant. C'était mon père.
Voilà quarante-neuf ans que mon père est mort. Il aurait aujourd'hui nonante-huit ans. Ou peut-être pas. Une chose est certaine, je suis maintenant bien plus âgée que lui. S'il était toujours en vie, je pourrais enfin lui parler d'adulte à adulte, ce que je n'ai jamais pu faire de son vivant. Je ne serais plus ce petit «becbot» qui est trop jeune pour comprendre, comme il le disait avec toute sa tendresse.
J'étais jeune, peut-être, mais pas au point de ne pas avoir compris qu'il avait gâché sa vie et que le désastre humain dans lequel il macérait depuis qu'il avait quitté ma mère était irréparable. Bien sûr, il avait connu, durant quelque mois, le grand amour mais il avait bien été le seul à croire que ce sentiment n'était que pureté, désintérêt et poésie.
Comment avait-il pu être aveugle au point de ne pas se rendre compte que, dès sa mise en ménage avec sa nouvelle compagne, il avait été pressuré financièrement pour entretenir non seulement cette personne mais aussi une fillette née du premier mariage de celle-ci sans parler d' une «belle-mère» qui profita bien de son arrivée ? Comment ne se rendit-il jamais compte qu'il avait surtout été un tremplin sur lequel sa compagne put rebondir pour s'introduire dans le milieu littéraire auquel elle aspirait depuis longtemps ?
Je ne sais qui de lui ou de moi fut le plus naïf des deux.
Mon père fut un homme d'une immense culture et d'une intelligence hors normes mais les œillères qui lui poussèrent lors de sa rencontre avec Madame Biefnot furent incommensurables.
Franz n'est plus qu'une ombre, une ombre qui forme un tout dont j'ai perdu certains détails. Je ne suis plus certaine de la couleur de ses yeux. Ils étaient clairs mais étaient-ils bleus, gris ou verts ? Je ne sais plus. Ses cheveux étaient fins, très clairsemés au niveau du front, de cela j'en suis sûre car mon fils aîné possède exactement les mêmes découpes qui forment le haut d'un cœur. J'en ai cependant oublié la teinte lors de nos dernières rencontres. Étaient-ils déjà devenus gris ou restaient-ils encore blonds? Et son rire, quel bruit faisait-il? Et riait-il parfois? Je serais bien incapable de le dire. Il n'était pas homme à s'esclaffer d'une manière démonstrative comme pouvait le faire ma mère. Chez lui, tout était en finesse et en discrétion.
Seul son sourire me reste.
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