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Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 2.0 France
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Ces
souvenirs datent du tout début de ma carrière.
Je
devais avoir dans les 25 ou 26 ans et très peu d’intérims à mon
actif, ayant d’abord donné la priorité à mes trois jeunes fils.
Donc,
cette année-là, je fus sollicitée pour effectuer des remplacements
dans une école pour enfants de bateliers et de forains.
De
cette école, je veux parler des bâtiments, je garde un souvenir
horrible. Une prison à vous glacer le sang dès que vous y étiez. A
l’extérieur, d’immenses murs de briques rouges qui s’élevaient
sur deux ou trois étages. Un
peu du style : « Vous qui entrez
ici, perdez toute espérance.»
D’abord,
il fallait sonner pour faire venir le concierge qui vous scrutait de
la tête aux pieds, non pour savoir si vous étiez un ou une
terroriste (à cette époque personne n’en parlait) mais pour être
certain que vous ne veniez pas pour faire évader un élève.
Ensuite,
vous étiez mené(e) dans le bureau du directeur, un homme très petit,
qui après de froides salutations, vous assénait la liste de toutes
les interdictions que l’on devait garder en mémoire pour la bonne
marche de l’établissement.
La
suite était du même style : dans les couloirs, les fenêtres
haut placées ne laissaient voir que le ciel ; la cour de
récréation, ceinte d’immenses murs, empêchait tout contact
visuel avec l’extérieur. Une seule règle avait été oubliée :
durant les récrés, les élèves pouvaient courir en tous sens et
non marcher au pas l’un derrière l’autre et en cercle.
Je
fus prévenue par une collègue compatissante qu’il fallait essayer
d’apporter un peu d’affection à ces enfants : quelques uns
entraient dans l’établissement le 1er septembre et n’en
sortaient qu’au 30 juin. Certains parents ne venaient que
rarement les voir. On apprenait parfois que la péniche de l'une des familles se
trouvait à quelques kilomètres de l'école et cependant, de la famille elle-même, nul passage…
Chaque
jour donc, j’apportais un paquet de biscuits ou de bonbons que je
distribuais avant le quart d’heure de détente et, grâce à cela,
les relations entre les élèves et moi furent correctes. J’avais
vite découvert qu’à ce régime d’interdictions, de punitions et
de manque de liberté, les caractères s’endurcissaient dès la
première primaire et il fallait en tenir compte.
Bon,
c’était comme cela. (Depuis,
cette école a été fermée et ce système concentrationnaire a
disparu.)
Et
me voilà en classe. Une quatrième année. On peut croire que
j’exagère mais non, la classe était, elle aussi, lugubre. Plutôt
étouffante. Une trentaine d’élèves, serrés deux par deux sur
nos vieux bancs en chêne, serrés eux-mêmes au maximum. Lorsque les
cartables étaient accrochés, il restait juste assez de place pour
laisser un corps mince se faufiler entre les rangées.
J’en
reviens à mon souvenir.
Un
après-midi, passant entre les bancs durant le travail des élèves,
je constatai avec horreur que Baptiste,
l’un des garçons, avait des lentes nombreuses, nombreuses,
nombreuses dans les cheveux (peut-être
que d’autres élèves subissaient le même sort mais, sous
le choc,
je n’approfondis pas la question dans
l’immédiat). Je demandai donc à ce jeune d’aller à
l’infirmerie pour montrer ses cheveux puis je continuai à
m’occuper de la classe.
Baptiste
était un garçon joyeux et dynamique et son retour en classe nous le
prouva.
La
porte s’ouvrit avec force et, sous une épaisse tignasse devenue
blanche de poudre, une figure hilare nous apparut. Les questions
fusèrent d’un bout à l’autre de la classe, chacun voulant
savoir pourquoi ce changement de couleur dans la coiffure.
Excité
au plus haut point par les réactions de ses camarades, Baptiste
s’écria, parlant de l’infirmière, : « Elle m’a mis
du DDT ! » et, afin de partager généreusement le remède,
il se tapa les cheveux avec vigueur. Le résultat fut immédiat,
la poudre s’élevant en un mini nuage entoura la joyeuse
personnalité du garçonnet. Il ne lui manquait plus qu’une auréole
lumineuse pour le transformer en une apparition céleste ... si j'ose dire.
Le
second résultat fut tout aussi rapide : la plupart des élèves feignirent l'horreur tout en pouffant et reculèrent dans la mesure des faibles
possibilités offertes par l’espace de la classe.
Voyant
à quel point son entrée en scène devenait une réussite totale,
Baptiste prit le trot à travers les trois rangées de bancs, secouant ses cheveux et partageant
allègrement son DDT tantôt à gauche, tantôt à droite malgré les
protestations de plus en plus aiguës.
J’essayai
bien de l’attraper mais, plus leste, plus rapide, il parvint à
m’échapper durant plusieurs minutes jusqu’à ce que notre classe
fût transformée en véritable champ de bataille. Alors, il consentit
enfin à réintégrer sa place et à se calmer bien que les hoquets
de ses rires nous parvinssent à intervalles réguliers.
A cette époque, je
dois avouer que je ne maîtrisais pas encore l’art
d’inculquer une discipline librement consentie à une classe en
pleine révolution et que cet épisode de la vie scolaire m’amusa
plus qu’elle ne me scandalisa.
Mais
… je me devais de rester sérieuse pour garder un rien de
crédibilité et mes propres hoquets de rire furent bien réprimés.
De ce Baptiste, je garde le souvenir de son corps dodu, de son visage rond surmonté de cheveux en bataille, de ses yeux rieurs, de son désire d'amuser l'entourage par ses blagues et de cette immense envie de vivre acquise grâce au dépassement d'une vie trop austère.
👿 https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/chimie-ddt-391/?fbclid=IwAR1k2g1_aVkrw2y360Ne81S48aaa74A84N-rFbFiiOGRRf4ZZUcm6eOGf84