Perspectives.
Par
quel tour de passe-passe mes parents réussirent-ils à me faire
inscrire en quatrième primaire au Lycée de M... ? Ils durent faire
preuve d'une fameuse imagination, c'est certain. Plus nulle que moi
dans toutes les matières, ce n'était pas courant. La notoriété
de mon père dut jouer ainsi que mon âge et il est vrai que j'avais
l'âge sinon les connaissances pour être dans cette classe
C'est
ainsi qu'un lugubre matin de septembre, je me retrouvai sous le
porche humide et sombre de ce Guantanamo de l'enfance, le Lycée
M... B.... La fine bruine qui tombait ce jour-là ne
mettait pas le moral au beau fixe et j'eus l'impression que ma vie
allait être une suite ininterrompue de jours sombres et
désespérants. Comme un poulet mouillé, j'attendais sans bouger
que la cloche sonnât la fin des arrivées d'élèves, la formation
des rangs et la fermeture des lourdes portes cochèrent qui verrait
s'envoler tout espoir de fuite.
Une
maman se présenta alors tenant une fillette de mon âge par la main.
Toutes deux, souriantes, cherchèrent du regard une future compagne
vers laquelle se diriger. Ce fut sur moi que leurs regards
s'arrêtèrent. Le ciel, malgré son sale petit crachin, venait
enfin à mon secours. La dame me demanda mon nom, me présenta sa
fille Chantal et proposa que nous nous donnions la main pour aller
nous ranger. Un énorme poids venait de s'envoler de ma poitrine et
je pus rejoindre la double file des élèves de quatrième année en
serrant la main de ma nouvelle amie comme on serre une bouée de
sauvetage.
Dès
ce premier contact, notre amitié ne cessa d'aller en grandissant.
C'était la première fois de ma vie scolaire que j'avais une amie et
je n'allais pas la lâcher de si tôt. A la récréation du matin,
notre curriculum fut étalé sous le marronnier. Son père possédait
une brasserie à Erbisoeul, mon père était professeur de latin et
de grec à l'Athénée; le parc qui entourait sa maison était très
grand, les bois qui entouraient la mienne étaient immenses; le
matin, un chauffeur la conduisait à l'école, je venais en tram car
mon père refusait toute idée d'auto; elle avait un professeur de
piano... aïe! Je n'avais que la nature comme professeur. Bon,
malgré quelques différences, notre entente ne pouvait être que
parfaite, nous le sentions l'une comme l'autre.
Le
lendemain matin, j'attendis mon amie sous le porche. Elle arriva,
m'embrassa et, tout de suite, ouvrit son cartable d'où elle tira un
petit cadeau qu'elle m'offrit. Je trouvai l'idée du cadeau
merveilleuse et après l'avoir remerciée, lui promis que, le
lendemain, ce serait moi qui lui en apporterais un. Ainsi le rituel
du cadeau matinal s'instaura entre nous. Oh! c'était deux fois
rien. Elle m'apportait un crayon un peu usé, je lui apportais une
gomme mordillée; un jour, c'était un joli morceau de papier rose,
le lendemain, un bout de guirlande de Noël. Vraiment, deux fois et
même trois fois rien mais l'attention que nous apportions l'une
comme l'autre à emballer joliment ces petits objets pour créer la
surprise ensoleillait toutes mes journées. Un peu de bonheur dans
cet univers lugubre du lycée.
En
classe, par contre, la différence entre nous fut énorme. Chantal
était bonne élève, j'étais le cancre parfait, elle ne ratait
aucune dictée, j'avais toujours zéro en orthographe, ses devoirs
étaient faits régulièrement, les miens rarement ou pleins
d'erreurs.
Notre
séparation ne tarda pas. Mon amie se retrouva vite assise à
l'avant de la classe alors que je fus placée au dernier banc à côté
d'une fillette très aimable mais qui ne devait pas faire plus
d'étincelles que moi. C'était peut-être le point de vue de
l'époque : «Mettez deux nulles ensemble et priez pour obtenir des
cerveaux einsteiniens». Pour ma nouvelle compagne, je ne sais,
mais, en tout cas, pour moi, la méthode ne marcha pas.
Notre
institutrice était pourtant une bien brave dame, tout enveloppée
dans les replis de sa poitrine, de son derrière et de son bedon.
Jamais je ne l'entendis crier et c'est toujours gentiment qu'elle
m'annonçait mes zéros. Parfois, il y avait l'ombre d'un regret
dans sa voix mais c'était très discret. Je crois que, dès les
premiers jours, elle avait laissé tomber les bras et mon improbable
résurrection scolaire avait déserté ses pensées. Il en allait de
même pour moi.
En
plus de mon amitié pour Chantal, deux merveilleux souvenirs me
restent de mon passage dans cette classe.
Un
jour, notre maîtresse arriva, tenant en main un gros ballotin
entouré d'un ruban de satin rose. Nul doute, c'était des pralines.
Que se passait-il donc ? Quelle était l'occasion ? Pour qui ce
cadeau ? Elle ne nous laissa pas languir trop longtemps :
- Aujourd'hui,
c'est mon anniversaire, dit-elle, et je vous ai apporté des truffes.
Nous les mangerons cet après-midi avant le cours de dessin.
Waouw!
Des truffes ! En classe ! Ça, c'était vraiment autre chose qu'une
dictée ou des calculs. J'aurais aimé envisager le quotidien de la
vie scolaire de cette manière.
L'après-midi
arriva, notre enseignante nous mit en cercle autour de son bureau
puis elle défit le nœud du ballotin, écarta ses rabats dorés et
bascula légèrement la boîte pour nous faire découvrir les
petites boules irrégulières couvertes de poudre de cacao. Chacune
à notre tour, nous fûmes autorisées à prendre l'une des
friandises que, sur ses conseils, nous laissâmes fondre doucement
dans notre bouche Il fallait, nous dit-elle, profiter du goût au
maximum. Ah, la brave dame, elle n'était pas ronde pour rien !
C'était la première fois que je mangeais une truffe et je fus très
satisfaite de cette expérience qui me réconcilia, durant quelques
minutes, avec l'école.
Un
autre jour, notre institutrice décida de nous apprendre à dessiner
une perspective à l'aide de quatre lignes de fuite.
Expliquée
en deux mots, la technique n'a l'air de rien mais pour moi, placer un
point aux trois quarts d'une feuille, y faire converger quatre
droites non parallèles entre lesquelles, prises deux par deux, on
pouvait venir esquisser des arbres, des maisons ou des personnages,
allant du plus grand au plus petit, ce fut une révélation aussi
importante que la découverte d'un nouveau continent pour d'autres.
Jamais je n'avais imaginé que quatre droites et un point pouvaient
offrir tant de rêves. Je venais de découvrir la fuite sur papier.
A
partir de ce jour, des lignes de fuite, j'en dessinai des dizaines et
des dizaines. Que m'importait alors l'orthographe et les
mathématiques? Par le dessin, l'évasion était totale.
La
période de Noël de cette année-là vit sortir de mon crayon et de
mes couleurs à l'eau mille paysages enneigés où les sapins
fuyaient vers l'infini sans jamais revenir, des dizaines de maisons
aux toits alourdis par de grosses couches de gouache neigeuse
s'estompèrent dans des brumes lointaines, des rues de villages
défilèrent et des oiseaux migrateurs s'envolèrent très loin vers
des pays imaginaires. Et que dire des chemins de halage plus bordés
de peupliers que ne le furent jamais aucun d'entre eux en Flandre?
Ainsi,
la quatrième année primaire ne me laissa pas que de mauvais
souvenirs et si elle ne me vit acquérir ni une meilleure orthographe
ni une méthode correcte pour calculer au moins m'apprit-elle la
fuite par le dessin.
Vu
la médiocrité de mon travail durant cette année scolaire,
l'institutrice ne put que m'octroyer le grade de plouc en calcul
et en orthographe.
(
4ème primaire, fête de fin d'année scolaire.)
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