Braconnage
A
la fin de la guerre et même après le conflit, il n'était pas bon
être chat ou rat quand le manque de viande se faisait sentir dans
les familles. Toute cuisse un peu musclée était bonne à prendre
et à grignoter. Les os étaient sucés et léchés jusqu'à ce
qu'il n'y reste plus le moindre petit lambeau, le moindre petit
filament de chair. Les tickets de rationnement étaient insuffisants
et cette insuffisance avait placé l'imagination au pouvoir. Les
chats étaient cuits en gibelotte et les rats amélioraient
l'ordinaire des bouillons
Dans
notre famille, on manqua aussi de nourriture mais ce fut peut-être
moins dramatique que chez d'autres. La solidarité familiale joua
entre mes parents et mes grands-parents et quand ma grand-mère avait
vent d'un arrivage de pommes de terre dans les Flandres, elle
n'hésitait pas à traverser la moitié de la Belgique pour que ses
petites-filles en profitent.
Ma
mère, de son côté, ne ménagea jamais ses mollets et pédala tant
qu'elle put dans les campagnes environnantes, trouvant ici du lait,
là du beurre ou des œufs. Après d'âpres transactions financières
dans lesquelles elle perdait toujours quelques plumes, elle ramenait
ses trésors à la maison, essoufflée mais heureuse. Il arrivait
parfois que le bonheur fût de courte durée et la découverte d'un
morceau de chou blanc au centre de la motte de beurre effaçait les
sourires confiants. A l'utilisation, le lait présentait un aspect
trop fluide et son goût était fade. Il avait été «coupé».
La grimace du désenchantement remplaçait la joie. C'était la fin
de la guerre ou l'après-guerre et certains continuaient à «faire
leur beurre» tandis que d'autres n'arrêtaient pas de se faire
plumer.
Ces
fraudes, ces petits apports étaient minimes mais suffisants pour
survivre. D'espoirs en découragements, les adultes, faute de repas
gargantuesques, avaient grignoté le temps et avaient enfin vu
l'horizon s'éclaircir.
Un
jour pourtant, un doute horrible plana sur la famille.
A
l'époque, je marchais à peine et comme tout enfant qui découvre le
monde, soit à quatre pattes, soit m'accrochant au pied des meubles
comme un petit vampire, j'explorais mon environnement. C'est ainsi
que cet après-midi-là, j'atteignis le bac à charbon.
Fidèle
compagnon de la grosse cuisinière à cinq portes, pièce maîtresse
de la cuisine de mes grands-parents, ce bac n'avait pas été refermé
et, à mes yeux éblouis, apparurent les morceaux de charbon
concassé. Brillants, tentants en diable, les petits diamants noirs
m'attendaient. J'avançai la main, pris l'une des gaillettes* et, ni
une ni deux, hop! dans la bouche.
Impossible
à croquer, cette gaillette fut sucée avec application. En
apparence, le goût ne me répugna pas. Je la suçotai, la retournai
de la langue, la fis passer de gauche à droite et, ce faisant,
provoquai un afflux important de salive. Le liquide poisseux et noir
me barbouilla les contours de la bouche, s'étendit sur les joues
grâce aux mains déjà très noires elles-mêmes avant de s'étaler
sur mon bavoir et mes petits vêtements en lainage pastel.
Quand
ma mère me découvrit, ce fut un bébé-charbonnier qu'elle trouva.
La gaillette, bien coincée dans la joue gauche, me déformait le
visage. La bave noire continuait à couler. Mes yeux clairs,
encore plus clairs dans le visage noir, l'observaient avec attention.
A cette vue elle faillit avoir une attaque nerveuse.
Il
fallut bien qu'elle reconnût sa fille dans ce monstre rampant qui
avançait maintenant vers elle. Elle m'empoigna, m'assit sur la
table puis, d'un index expert, s'acharna à extraire de ma bouche ce
qu'elle découvrit être du charbon.
Ses
cris avaient ameuté toute la maison. Atterrés, mes grands-parents
ne purent que constater les dégâts vestimentaires, horrifié, mon
père pensa aux dégâts digestifs. Malgré la guerre, personne
n'avait jamais mangé du charbon dans cette famille. Aucun des
observateurs ne sut que conjecturer des conséquences à venir. De
toute urgence, il fut décidé de faire appel au médecin et dans
l'attente de sa venue, les adultes furent sur des charbons ardents.
Quand
le médecin arriva et que lui fut expliqué le «drame» provoqué
par la petite, cela le fit bien rire.
-
Elle manque tout simplement de sels minéraux, cette petite, et c'est
dans le charbon qu'elle les cherche, dit-il à mes parents effondrés.
Ne vous tracassez pas, ce n'est pas plus grave que si elle avait
mangé des pastilles de charbon digestives. Laissez-la faire!
La
laisser faire? Certainement pas! On aimait bien le vieux médecin
de famille mais l'amitié avait ses limites. Le soulagement fut
malgré tout général sauf pour mon père qui se sentit coupable
d'avoir mal nourri sa famille. Mais que faire? De l'argent, il y en
avait un peu mais il ne servait à rien si les provisions manquaient
dans les magasins et si certains fermiers pratiquaient un marché si
noir qu'il prenait les quémandeurs à la gorge. Il se tracassa
beaucoup mais, dans un premier temps, ne trouva pas de solution
adaptée.
Sur
ces entrefaites, nous quittâmes la maison de mes grands-parents à
Quaregnon et nous partîmes vivre à Maisières où mes parents
avaient trouvé une location intéressante entre des bois et une
plaine couverte de genêts.
Le
temps passa, le manque de viande persista.
Je
ne sais qui, à cette époque, de Louis Waëme ou de Louis Van de
Spiegele, parla à mon père des possibilités d'apports
supplémentaires de viande grâce au braconnage! Peu importe. L'un
d'eux en parla.
S'il
y avait bien un défaut que mon père n'avait pas c'était celui de
malhonnêteté et le désir de tuer ne l'effleurait jamais. Dans un
premier temps la proposition de l'un des Louis fut rejetée avec
fermeté. Mais...
La
mauvaise graine avait été semée et, soigneusement arrosée par ma
mère qui n'avait pas les mêmes scrupules que son époux, elle finit
par germer et par se développer.
Très
bien! Il n'était pas impossible d'envisager de temps à autre la
mort d'un lapin. Il y en avait tant dans les bois voisins! Mais,
placer un collet, cela demandait une certaine technique que mon père
ne possédait pas. De plus, se faire surprendre par le garde
forestier était un danger qu'il fallait éviter à tout prix.
Qu'allait-on penser de Monsieur Moreau s'il était surpris en délit
de braconnage?
Les
deux problèmes furent rapidement résolus.
Louis
l'instigateur passa plusieurs soirées à expliquer comment fabriquer
un collet, où le placer, quel fil choisir, à quel moment de la
journée relever ces méchants pièges etc...etc...
En
ce qui concernait une mauvaise rencontre dans les bois, mon père
trouva la parade la plus efficace. D'habitude, il arpentait les
sous-bois et la clairière voisine en ayant toujours en main un livre
de poésie. Le contact avec la nature, le calme des bois, les chants
d'oiseaux procuraient une autre dimension aux poèmes analysés.
Parfois, le chemin du garde croisait le sien et les contacts étaient
amicaux. Qui aurait alors soupçonné de braconnage ce brave
enseignant plongé dans ses études poétiques? A partir de ces
conclusions, mon père partit dans les bois tenant son livre d'une
main, l'autre main, tenant le collet, enfouie dans la poche de son
veston.
La
réussite ne fut pas au rendez-vous. On ne transforme pas aussi
facilement un poète en tueur de lapins. Plus malins que mon père,
les rongeurs, jamais, ne passèrent leur petite tête et leurs
longues oreilles dans les nœuds coulants. Ils devaient bien
rigoler, tapis à l'entrée de leurs terriers, quand ils voyaient
arriver le professeur avec ses pièges inoffensifs.
Celui
qui ne rigola pas, ce fut le garde forestier qui, habitué à
surveiller son domaine au mètre carré près, eut vite fait de
trouver les collets mal placés. Un jour, rencontrant mon père lors
d'une de ses promenades, il l'accompagna le long du sentier et
entretint la conversation plus que d'habitude. Il fut question de
l'état des arbres, de la flore rare qui poussait ici et là, du
gibier qui serait chassé en automne et, le sujet étant abordé, il
ajouta sans avoir l'air d'y toucher : «Je ne sais pas quel est
l'imbécile qui place des collets en ce moment, mais avec aussi peu
de technique, jamais il n'attrapera rien. Par contre, si moi je
l'attrape, il s'en souviendra... ».
A
partir de ce jour, plus jamais mon père n'alla placer de pièges et
ses promenades redevinrent purement studieuses et honnêtes.
Malgré
le léger manque de viande qui perdura, malgré l'effort qu'il avait
fourni pour se faire à l'idée de devenir tueur de lapins, mon père
resta intransigeant sur un point : quand notre voisin, Charles à
Sabots, proposa à ma mère quelques-uns des petits oiseaux qu'il
tuait de temps à autre pour son profit personnel, Franz refusa avec
colère, révulsé par l'idée de la mise à mort de ces petits êtres
ailés. La fréquentation de Charles à Sabots fut vivement
déconseillée à ma mère. Sa proposition l'avait transformé en
persona non grata malgré qu'il se soit justifié : «Pour que la
petite ait de la viande».
Les
lapins, oui, les oiseaux, non!
Toujours
aussi peu scrupuleuse, ma mère, dans l'intérêt de sa cadette,
accepta les oiseaux en cachette. Profitant des absences de mon père,
retenu à Mons pour ses cours, elle me les cuisinait avec une petite
échalote et un soupçon de serpolet. Je garde le souvenir de
minuscules cuisses très tendres mais... oui, vraiment minuscules.
Les gaillettes avaient plus de consistance et duraient plus
longtemps.
* les gaillettes : petits morceaux de charbon
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