Le
catéchisme.
Dès
mes premières participations à la vie scolaire, l'enseignement
faillit me faire mal tourner.
Mes
parents m'avaient inscrite à l'école communale de Maisières et mon père avait indiqué que je ne suivrais pas le cours de
religion. A l'époque, aucun dogme religieux n'avait sa grande
entrée dans notre famille.
Mon
père, sûr de son bon droit et du respect qui serait accordé à sa
demande, se désintéressa rapidement du problème.
Ma
mère, indifférente à tout ce qui ne concernait pas la santé et la
bonne nourriture à fournir à sa petite tribu, ne creusa pas non
plus pour savoir ce qu'il adviendrait de moi tous les jours de huit
heures trente à neuf heures.
Durant
cette demi-heure, chaque matinée de la semaine, un cours de
catéchisme était donné dans toutes les classes. La religion,
habituellement enseignée par nos institutrices, était parfois
supervisée par une grande ombre noire accueillie avec beaucoup de
déférence par les deux dames. Le berger venait inspecter ses
ouailles et vérifier si le chemin de la rédemption restait bien
dégagé. Deux pierres rugueuses gâchaient l'harmonie de cette voie
mais elles étaient si petites...
En
ce qui me concernait, Madame Emma et Madame Delbart eurent donc à
trouver une solution qui permettrait à l'ensemble de la petite
classe l'apprentissage du catéchisme tout en soustrayant à cet
endoctrinement la seule élève athée du groupe. (Ma sœur, élève
de la grande classe, aurait dû être la seconde incroyante de
l'école. Cependant, après mûres réflexions enfantines, elle
avait choisi la voie de la confession sans en parler
à la maison. C'est ainsi que, à la veille des communions, l'église
jouxtant notre école la vit entrer, se signer et s'agenouiller
parmi ses camarades de classe, dans l'attente de la dénonciation
salvatrice de ses mini péchés.)
Les
heures de religion se situant en début de matinée dans les deux
classes, il était impossible de me faire voyager d'une classe à
l'autre durant ce cours.
Madame
Emma, mon institutrice, eut l'idée qui lui sembla la plus
appropriée : chaque matin, je devrais aller m'asseoir
au dernier banc de la classe; de là, les oreilles
fermées à toute information religieuse, je ne pourrais rien
entendre ni comprendre des mystères de la Sainte Famille et des
avatars de leur Grandiose Rejeton. La demi-heure écoulée, agneau
noir s'il en fut, je pourrais regagner ma place habituelle au milieu
du troupeau de mes compagnes fidèles.
Imaginez
une enfant de sept ans à laquelle on intime l'ordre de ne pas
écouter et surtout de ne pas entendre ce qui se dit près d'elle
pendant une demi-heure, vous comprendrez la suite de l'histoire.
Les
tresses plaquées derrière les oreilles, les lobes frémissant
d'attention soutenue, mes capacités auditives exacerbées, j'étais
tout ouïe durant trente minutes. Il n'y avait que mes mains que je
n'osais utiliser pour agrandir mes pavillons roses.
Premières
leçons d'hypocrisie obligent, mes yeux ne pouvaient suivre les
paroles sur les lèvres de l'enseignante. Je faisais donc
semblant de lire un livre de contes ou de revoir un exercice dans mon
cahier de brouillon. Pauvres yeux, obligés de rester inactifs pour
donner un maximum de chance à leurs commères les oreilles.
De
toute ma vie, ce furent sans doute les uniques leçons que j'écoutai
avec une telle intensité et, oserais-je dire, avec une telle
ferveur.
Pour
mon malheur, je ne pouvais poser aucune question quant au
surnaturel qui enveloppait très souvent les saints récits ce qui
était un handicap grave. A sept ans, on peut tout écouter, on ne
peut pas tout comprendre.
Quand
j'y pense, quelle gabegie de la mémoire que celle qui survola mes
premières années d'études ! Car, en ce qui concerne les tables de multiplication, il
me fallut plus de douze ans pour arriver à les mémoriser! Dieu ne
fut jamais avec moi dans l'apprentissage des mathématiques. Par
contre, pour le catéchisme...
Ah!
ce catéchisme. Il y avait bien des éléments que je comprenais et
mémorisais parfaitement. A la question : «Où est Dieu ?»,
j'aurais pu m'introduire dans le chœur de mes compagnes et réciter
avec elles et d'une même voix : «Dieu est au ciel, sur la terre et
en tous lieux». A force d'entendre chaque matin les mêmes
questions et les mêmes réponses, je les avais retenues à la
perfection.
Ce
genre d'énoncés ne me perturbait pas. Père Noël, le 24 décembre
au soir, n'était-il pas, lui aussi, au ciel, sur la terre et en tous
lieux? C'était incontestable, à chacune de ses fêtes, les cadeaux
arrivaient sous le sapin. Bon! Tant qu'à croire, je croyais en
tout, l'aporie n'était pas mon fait.
La
question : «Qu'est-ce que Dieu ?» m' allait bien aussi et,
mentalement, je répondais : «Dieu est un esprit infiniment parfait,
créateur du ciel et de la terre». Oui, il avait fallu que
quelqu'un le crée ce ciel si beau, nuageux, bleu, limpide ou
menaçant. L'immensité de l'univers ne faisait pas encore partie de
mes connaissances. Mon univers personnel avait ses limites peintes
en bleu et cette terre sur laquelle je marchais n'était pas venue
toute seule se mettre sous mes pieds. Pour moi, il n'y avait pas
d'incohérences dans le cours de catéchisme que je devais faire
semblant d'ignorer. Matinée après matinée, mi-mécréante,
mi-crédule, je devenais une bizarre petite cagote.
Vint
alors le jour où j'entendis que Joseph n'était QUE le père
nourricier de Jésus et ce QUE ébranla mes croyances. Que l'on
nourrisse un enfant tombait sous le sens. Mes parents le faisaient tous les jours et sans problème. Mais comment
pouvait-on être père et n'être QUE nourricier ?
A
l'époque, j'avais déjà ma petite idée quant à la façon de faire
un enfant. Comme toutes mes amies du même âge, nous avions dépassé
la théorie du chou et de la rose et avions enfin compris que le père mettait une graine dans le nombril de la mère et, hop! le tour
était joué. Simple et rapide. La conception était infiniment plus
pratique que maintenant. Mais n'être que nourricier, là, quelque
chose commençait à m'échapper. J'en restai très perplexe. Impossible
d'obtenir le renseignement en classe, toute question aurait dénoncé
mon hypocrisie. Auprès de mes parents, à mon avis, la question aurait provoqué
un résultat catastrophique. Dans mon désir d'exégèse, je
décidai donc de voler un catéchisme, de le rapporter à la maison
et de mieux étudier la question dans le silence et le recueillement
nécessaires à cette tâche. Sûre que la
possession du livret et une lecture approfondie de ses textes me
dévoileraient certains secrets et m'apporterait les réponses que je cherchais, je
pris donc mon courage à deux mains et, la troisième main
invisible, je la glissai dans un pupitre proche, en retirai le livret
jaune beurre que j'introduisis dans mon cartable. A la seconde même,
celui-ci devint lourd du péché de vol.
Personne
n'ayant rien soupçonné, le déroulement de la journée scolaire et
le retour à la maison se firent sans autre incident.
En
famille, j'étais en sécurité, personne ne vérifiait jamais ce
qu'il pouvait y avoir dans mon cartable. J'étais seule maîtresse
de celui-ci et les rares fois où je l'ouvrais étaient lorsque je
cherchais mes crayons de couleur ou du papier de dessin. La notion
de «devoirs à
faire à la maison» ne
m'avait pas encore contaminée et effleurait rarement l'esprit de mes
parents. Mon cartable, donc, était plus sécurisé que la Banque
Nationale.
Le
soir tomba tout doucement. Après avoir vérifié les occupations de
chacun et chacune dans la maison, je compris que le bon moment était
arrivé : ma mère, enveloppée des vapeurs odorantes fusant des
casseroles, cuisinait comme à son habitude; mon père discutait avec
des amis dans la salle à manger; ma sœur vaquait à une occupation
quelconque dans la même pièce. Aucun danger d'être surprise dans
mes recherches délictueuses.
Je
pris mon petit cartable en cuir et montai sans bruit dans le bureau
de mon père où je m'installai confortablement sur le cosy corner
parental. J'adorais la douceur veloutée du couvre-lit brun, le
creux qui se formait quand on s'y lovait, la légère odeur de
poussière vieillotte qui s'en dégageait : un véritable havre de
paix que je rejoignais souvent. C'était le meilleur lieu de la
maison pour étendre mes connaissances et... peut-être... atteindre
aux mystères de Dieu.
Dieu
ne voulut pas aider une voleuse! Il
ne me permit pas d'entendre le pas de mon père qui montait
l'escalier.
A
la recherche d'un document posé sur son bureau, ce dernier fut bien
surpris de trouver sa cadette, assise comme une indienne, les jambes
repliées servant de porte-livre et profondément plongée dans une
lecture qui semblait passionnante.
Il
me demanda ce que je lisais et son tendre sourire me montrait à quel
point il était fier de me voir en plein exercice de lecture.
Lorsque je le vis entrer, je restai sans voix. Impossible d'émettre le moindre son. La gravité de mon méfait commençait à m'apparaître : le vol doublé de la transgression d'un interdit paternel.
Lorsque je le vis entrer, je restai sans voix. Impossible d'émettre le moindre son. La gravité de mon méfait commençait à m'apparaître : le vol doublé de la transgression d'un interdit paternel.
Voyant
mon trouble, mon père se mit à douter de la pureté morale de sa
fille. Il s'approcha, se pencha sur le livret que je tenais serré
entre les mains puis le prit afin d'en mieux saisir l'origine et
l'intérêt.
Sa
confrontation avec le recueil diocésain fut terrible.
Le tendre sourire disparut brusquement pour faire place à un
véritable raz-de-marée de colère mal maîtrisée. Je retenais mon
souffle face à la tempête qui noircissait l'avenir proche. Jamais
je n'avais vu un tel courroux dans les yeux de mon père.
- Où
as-tu pris ce livre? me demanda-t-il d'une voix glaciale.
- A l'école, bien sûr.
- A l'école, bien sûr.
- Et
que comptais-tu en faire?
- Ben...
je cherche le père nourricier.
Et après ces paroles stupides, je m'empêtrai dans des explications abracadabrantes qui n'auraient même pas convaincu le plus demeuré du village.
Et après ces paroles stupides, je m'empêtrai dans des explications abracadabrantes qui n'auraient même pas convaincu le plus demeuré du village.
Mon
père me fixa froidement et reprit en détachant bien ses mots :
-Tu
es priée de replacer ce livre où tu l'as pris! Dès
demain matin! Je ne veux plus jamais voir ceci entrer chez
moi! Mets-le dans ton cartable et je t'interdis d'y toucher
encore.
Là-dessus,
toujours plongé dans sa colère, il fit demi-tour et redescendit.
Je l'entendis expliquer son horrible découverte à ma mère qui, elle, n'y
accorda pas grande importance. La réussite du repas du soir était autrement plus captivante.
J'avais beau être pétrifiée par la colère de mon père, mon cerveau enregistra quand même que la possession du catéchisme pouvait être néfaste et qu'il valait mieux ne pas s'y frotter. Je glissai le livret dans mon cartable pour la seconde fois de la journée et fermai soigneusement le rabat en cuir sur l'objet du délit.
J'avais beau être pétrifiée par la colère de mon père, mon cerveau enregistra quand même que la possession du catéchisme pouvait être néfaste et qu'il valait mieux ne pas s'y frotter. Je glissai le livret dans mon cartable pour la seconde fois de la journée et fermai soigneusement le rabat en cuir sur l'objet du délit.
Quelques
années plus tard, lors d'une conversation à bâtons rompus avec des
camarades de classe, j'appris enfin ce qu'était un père nourricier
Nous avions grandi et les arcanes de la Sainte Sexualité
enjolivaient nos propos grivois des coins de cour de récréation.
Ce que mon père ne
débusqua jamais, c'est cette croyance qui avait fait son nid dans ma
jeune cervelle : longtemps contemplée en classe, l'image de Dieu
créant le ciel et la terre s'était fixée, ancrée, dans un coin de
ma mémoire et, malgré mon athéisme acquis au fil des années, lorsque je contemple un nuage
nimbé de magnifiques rayons solaires, je ne peux m'empêcher de me
dire : «Dieu est là derrière».
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