Canards
à l'eau de vie
Le
printemps, bien entamé déjà, avait vu fleurir les cerisiers du
verger. Des pinceaux d'étamines légères formaient de minuscules
couronnes dorées au centre des fleurs qui, semblables à une neige
de vie déposée sur les branches, s'étaient épanouies en bouquets
arrondis, prometteurs d'une belle récolte.
Peu
à peu, les pétales, fatigués de se chauffer au doux soleil de
Crimée, avaient fini par étoiler l'herbe des pelouses, cédant la
place à une multitude de petites drupes vertes qui, au fil des jours
puis des semaines, passèrent du rose tendre au rouge incarnat pour
enfin atteindre ce bordeaux brillant, signe d'une maturité parfaite.
Lors
de ses promenades quotidiennes, Nioura Prokhoroff surveillait
l'évolution de chaque fruit du verger. Le corsage de dentelle
légèrement blousant, la longue jupe blanche balayant l'herbe, elle
évoluait entre les arbres, passant de l'un à l'autre, portée par
le vent tiède. Elle avançait, tête levée, regard attentif,
comparant les fruits de tel arbre avec ceux de tel autre. Un bon
ensoleillement avait-il favorisé les cerisiers du fond du domaine ?
Cette greffe apporterait-elle une meilleure récolte dans les années
à venir ? Et les merles, oiseaux détestés par les amateurs de
fruits rouges et charnus, n'avaient-ils pas trop abusé de cette
provende si gracieusement fournie ? Rien n'échappait à sa
vigilance.
Un
matin, la couleur, la grosseur et le goût des cerises lui
annoncèrent que la période de la cueillette était arrivée. Aussi
appela-t-elle le jardinier, prit courtoisement son avis et tous deux
décidèrent du jour de la récolte.
Comme
chaque année, une partie des cerises allait être consacrée à la
fabrication d'un alcool dont la maîtresse de maison gardait le
secret avec jalousie. Mais avant tout, il fallait vérifier l'état
des tonnelets encore disponibles pour recevoir l'eau-de-vie nouvelle.
Elle partit donc inspecter les réserves familiales et constata, qu'à
ce jour, aucun récipient ne se trouvait vide. Par chance, deux
petits fûts des récoltes précédentes avaient été entamés
simultanément et n'en faire qu'un seul en réunissant le contenu des
deux ne présenterait aucune difficulté.
Décision
prise, ordre donné. Nioura fit venir un domestique et lui expliqua
la nécessité de récupérer l'un des petits tonneaux puis le
chargea du travail. L'homme, chapska en main, avait écouté les
explications d'une oreille distraite et avait retenu deux mots
seulement : tonnelet et vider.
Désireux
de faire plaisir à sa barynia, il prit donc l'un des tonnelets sous
le bras, le transporta jusqu'à la ferme jouxtant la demeure
familiale et le déposa au centre de la cour, près du tas de fumier.
Puis, sans aucun remord, il vida les fruits gorgés d'alcool au
sommet du monceau peu odorant.
Ces
cerises perdues ne le furent pas pour tout le monde. Rondes,
luisantes, appétissantes à souhait, elles trônaient en un beau tas
brillant, comme cerises sur le gâteau. Les mille rayons du soleil
matinal vinrent se réverbérer sur les petits fruits juteux offerts
à la convoitise
d'une
escouade de canards paradant ce matin-là dans la cour.
Les
reflets rouges des fruits allumèrent une étincelle de concupiscence
dans les yeux de tous ces volatiles. Le dandinement des oiseaux se
transforma en course au trésor : ailes déployées, palmes moulinant
à qui mieux mieux, ce fut la ruée. Le tas de fumier ne fut plus, en
quelques secondes, qu'un amas d'ailes moirées, de croupions dressés
et de becs gourmands. Et je t'en attrape une et je t'en engloutis
trois et je m'étouffe faute de pouvoir en faire passer tant à la
fois. Ce fut une kermesse de can-can, de coin-coin, de gloup-gloup,
chaque canard se goinfrant jusqu'à plus soif et jusqu'à plus faim.
Las,
tout bonheur a une fin. Alourdis par un estomac plus que repus, les
canards commencèrent à se retirer du tas de fumier. L'œil vitreux,
la tête planant dans les vapeurs de Bacchus, la palme instable, ils
s'effondrèrent les uns après les autres aux quatre coins de la
cour, qui sur le ventre, les ailes éployées, le croupion avachi,
qui sur le dos, les pattes en l'air, qui encore sur le flanc, le bec
entrouvert sur un dernier hoquet alcoolisé. Le ridicule ne tue pas,
dit-on, mais, dans ce cas-ci, il faillit tuer une bonne partie de la
basse-cour familiale.
(à suivre)
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