samedi 23 février 2013

Les histoires d'Alexandra (1)


Canards à l'eau de vie


Le printemps, bien entamé déjà, avait vu fleurir les cerisiers du verger. Des pinceaux d'étamines légères formaient de minuscules couronnes dorées au centre des fleurs qui, semblables à une neige de vie déposée sur les branches, s'étaient épanouies en bouquets arrondis, prometteurs d'une belle récolte.
Peu à peu, les pétales, fatigués de se chauffer au doux soleil de Crimée, avaient fini par étoiler l'herbe des pelouses, cédant la place à une multitude de petites drupes vertes qui, au fil des jours puis des semaines, passèrent du rose tendre au rouge incarnat pour enfin atteindre ce bordeaux brillant, signe d'une maturité parfaite.
Lors de ses promenades quotidiennes, Nioura Prokhoroff surveillait l'évolution de chaque fruit du verger. Le corsage de dentelle légèrement blousant, la longue jupe blanche balayant l'herbe, elle évoluait entre les arbres, passant de l'un à l'autre, portée par le vent tiède. Elle avançait, tête levée, regard attentif, comparant les fruits de tel arbre avec ceux de tel autre. Un bon ensoleillement avait-il favorisé les cerisiers du fond du domaine ? Cette greffe apporterait-elle une meilleure récolte dans les années à venir ? Et les merles, oiseaux détestés par les amateurs de fruits rouges et charnus, n'avaient-ils pas trop abusé de cette provende si gracieusement fournie ? Rien n'échappait à sa vigilance.
Un matin, la couleur, la grosseur et le goût des cerises lui annoncèrent que la période de la cueillette était arrivée. Aussi appela-t-elle le jardinier, prit courtoisement son avis et tous deux décidèrent du jour de la récolte.
Comme chaque année, une partie des cerises allait être consacrée à la fabrication d'un alcool dont la maîtresse de maison gardait le secret avec jalousie. Mais avant tout, il fallait vérifier l'état des tonnelets encore disponibles pour recevoir l'eau-de-vie nouvelle. Elle partit donc inspecter les réserves familiales et constata, qu'à ce jour, aucun récipient ne se trouvait vide. Par chance, deux petits fûts des récoltes précédentes avaient été entamés simultanément et n'en faire qu'un seul en réunissant le contenu des deux ne présenterait aucune difficulté.
Décision prise, ordre donné. Nioura fit venir un domestique et lui expliqua la nécessité de récupérer l'un des petits tonneaux puis le chargea du travail. L'homme, chapska en main, avait écouté les explications d'une oreille distraite et avait retenu deux mots seulement : tonnelet et vider.
Désireux de faire plaisir à sa barynia, il prit donc l'un des tonnelets sous le bras, le transporta jusqu'à la ferme jouxtant la demeure familiale et le déposa au centre de la cour, près du tas de fumier. Puis, sans aucun remord, il vida les fruits gorgés d'alcool au sommet du monceau peu odorant.
Ces cerises perdues ne le furent pas pour tout le monde. Rondes, luisantes, appétissantes à souhait, elles trônaient en un beau tas brillant, comme cerises sur le gâteau. Les mille rayons du soleil matinal vinrent se réverbérer sur les petits fruits juteux offerts à la convoitise d'une escouade de canards paradant ce matin-là dans la cour.
Les reflets rouges des fruits allumèrent une étincelle de concupiscence dans les yeux de tous ces volatiles. Le dandinement des oiseaux se transforma en course au trésor : ailes déployées, palmes moulinant à qui mieux mieux, ce fut la ruée. Le tas de fumier ne fut plus, en quelques secondes, qu'un amas d'ailes moirées, de croupions dressés et de becs gourmands. Et je t'en attrape une et je t'en engloutis trois et je m'étouffe faute de pouvoir en faire passer tant à la fois. Ce fut une kermesse de can-can, de coin-coin, de gloup-gloup, chaque canard se goinfrant jusqu'à plus soif et jusqu'à plus faim.

Las, tout bonheur a une fin. Alourdis par un estomac plus que repus, les canards commencèrent à se retirer du tas de fumier. L'œil vitreux, la tête planant dans les vapeurs de Bacchus, la palme instable, ils s'effondrèrent les uns après les autres aux quatre coins de la cour, qui sur le ventre, les ailes éployées, le croupion avachi, qui sur le dos, les pattes en l'air, qui encore sur le flanc, le bec entrouvert sur un dernier hoquet alcoolisé. Le ridicule ne tue pas, dit-on, mais, dans ce cas-ci, il faillit tuer une bonne partie de la basse-cour familiale.
                                                                                                         (à suivre)

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