Recyclage
Chez mes grand-parents, la vie quotidienne était
composée d'une multitude de petites restrictions qui leur
permettaient de faire face, mois après mois, aux aléas d'un budget
mensuel plus que minime. Tous les restes étaient récupérés.
Rien, jamais, n'était abandonné sans qu'au préalable une longue
réflexion n'ait cherché une utilisation de seconde main à tel ou
tel objet. Ma grand-mère était passée maître dans l'art du
recyclage à tout vent.
Ainsi, le papier de toilette provenait des journaux
d'abord lus et relus par mon grand-père. En soirée, mon aïeule
s'installait et, parfois à la faible lumière d'une petite lampe à
pétrole, pliait les grandes feuilles en quatre, en seize, puis, à
l'aide de son petit couteau à éplucher, avec un soin minutieux,
elle les découpait au format estimé le plus efficace.
Parfois, elle suspendait son travail, lisait les actualités durant quelques secondes et ponctuait sa lecture de commentaires naïfs concernant l'un ou l'autre fait divers du jour.
Le découpage terminé, à l'aide d'une grosse
aiguille à matelas, elle enfilait les feuillets sur un morceau de
corde récupéré lui aussi lors d' un arrivage postal quelconque. Le
tout était alors suspendu à un grand clou planté dans le mur des
toilettes vétustes mais combien propres.
En effet, plusieurs fois par an, ma grand-mère
passait à l'attaque de toute trace suspecte. Les toilettes étaient
chaulées et «rechaulées» régulièrement et à ces mêmes
époques, les émanations goudronneuses de carbonyle nous prenaient à
la gorge. C'était l'une de ses nombreuses petites fiertés. En
plus de la chasse aux gaspis, elle pratiquait de main de maître la
chasse aux microbes.
Aller aux toilettes devenait, grâce au recyclage
ingénieux des journaux, un moyen comme un autre de glaner quelques
informations sur la politique du jour ou sur les grands événements
qui bouleversaient notre planète. De toute évidence, ces
informations ne pouvaient être que chaotiques suite au découpage et
au mélange des feuillets. Avec un peu de chance, deux d'entre eux,
qui se suivaient, pouvaient se compléter. Nous apprenions ainsi
que l'Annapurna avait été vaincu mais le nom de Maurice Herzog, se
situant cinq ou six feuillets plus en arrière, n'apparaissait pas
comme faisant partie de l'information. Peut-être avait-il été
rapproché du nom d'un coquillage en voie de disparition. Cela ne
nous inquiétait pas. Pas plus que de savoir que la petite Laïka
avait eu un grand avenir qui figurait maintenant dans le passé, sans
autre commentaire concernant la conquête de l'espace. Foin de toute
conquête quand on est aux toilettes. En fait, cette approche des
actualités quotidiennes était intéressante tout en restant
intellectuellement peu fatigante. Le lieu, d'ailleurs, ne se prêtait
pas à de trop profondes réflexions philosophiques.
Pour en venir, maintenant, à la douceur du papier
informatif utilisé dans ce lieu, il y aurait beaucoup à en dire
mais certainement pas qu'il nous procurait des moments d'intenses
félicités scatologiques. Ni non plus que nos fesses apprenaient à
son contact le feutré Moltonel. Ce papier, reconnaissons-le, était
loin d'avoir les propriétés émollientes des papiers actuels.
Il fallait d'abord chiffonner chaque feuillet avec
soin pour en casser la rigidité, le rouler en boule, le dérouler
sans le déchirer et, quand enfin il avait pris un aspect de petite
loque l'utiliser au mieux des possibilités. Parfois, une cassure
restait un peu saillante et dure, le temps de le réaliser, il était
trop tard, le coup de griffe journalistique était donné au point
le plus sensible de notre anatomie. Malgré leur jeunesse, nos
fesses avaient appris à s'accommoder de cette pression médiatique
hors du commun.
Je ne m'étendrai pas sur l'état de nos mains, à
la sortie du lieu de lecture. Couvertes parfois d'encre
d'imprimerie, elles avaient bien besoin d'un brossage soigneux au
savon de Marseille. Nul besoin de recommandations d'hygiène
réitérées. Le nettoyage tombait sous le sens.
Lors de ses nombreux séjours chez mes
grands-parents, ma sœur avait découvert que les grandes feuilles du
tabac cultivé par mon grand-père dans son jardinet étaient bien
plus agréable que du papier. Régulièrement, elle tenta d'aller
s'accroupir dans ces drogues vertes plutôt que de suivre le penchant
du commun des mortels qui consistait à passer une porte trouée d'un
cœur pour se soulager dans le lieu ad hoc.
Quand on se souvient du prix à payer aux accises
belges pour chaque plan de tabac cultivé, on comprend alors la
colère qui saisissait mon grand-père découvrant la tête de sa
petite-fille qui émergeait, béate, au milieu de ses cultures si
précieuses. Pour elle, la transformation de sa tête en fleur de
tabac ne fut jamais une réussite totale et cela la fit souvent
repérer. Comme il lui fut difficile, dans ces moments de détente
écolo-scatologique, d'échapper à l'œil vigilant et soupçonneux
de son aïeul !
Plantée sur le chemin dallé qui courait de la
cuisine à l'atelier de Chonchon, j'observais ces scènes de
défécations burlesques avec l'immense plaisir qui envahit tout
enfant confronté à l'aventure excrémentielle. J'admirais, au
passage, le courage magnifique de mon aînée qui, sans peur mais pas
sans reproche, attaquait, sous le soleil matinal, les cultures
sacrées. Malgré l'envie que j'en avais, jamais je n'ai osé suivre
les sentiers tracés par elle parmi les plans de tabac. Mon
grand-père n'aurait pas pardonné ce sacrilège à celle qu'il
appelait Sophie.
Trop jeunes et sans humour, ni ma sœur ni moi
n'avons jamais pensé à demander à Gaston quel était le goût de
son tabac après la récolte de la fin de l'été. Ce tabac, ce
n'était bien sûr pas du tabac de la Semois ni du tabac de Virginie,
c'était tout simplement le tabac du petit jardin de Quaregnon mais
quels soins bénévoles ma sœur lui avait apportés
par ses fumures matinales ! Et comme son arôme avait dû en être
amélioré ! Mon grand-père fut un ingrat et ne le reconnut jamais.
D'aucuns firent un grand pas en avant en atteignant
la lune, ma sœur, elle, fit un grand pas en arrière en revenant
aux feuilles offertes par la nature quant à ma grand-mère, elle
avait fait le pas intermédiaire entre la nature et Moltonel.
Mes grands-parents : Alexandra Prokhoroff (Mimi)
et Gaston Godart (Chonchon)
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