vendredi 1 février 2013

Souvenirs d'enfance (5) Recyclage


Recyclage



Chez mes grand-parents, la vie quotidienne était composée d'une multitude de petites restrictions qui leur permettaient de faire face, mois après mois, aux aléas d'un budget mensuel plus que minime. Tous les restes étaient récupérés. Rien, jamais, n'était abandonné sans qu'au préalable une longue réflexion n'ait cherché une utilisation de seconde main à tel ou tel objet. Ma grand-mère était passée maître dans l'art du recyclage à tout vent.
Ainsi, le papier de toilette provenait des journaux d'abord lus et relus par mon grand-père. En soirée, mon aïeule s'installait et, parfois à la faible lumière d'une petite lampe à pétrole, pliait les grandes feuilles en quatre, en seize, puis, à l'aide de son petit couteau à éplucher, avec un soin minutieux, elle les découpait au format estimé le plus efficace.

Parfois, elle suspendait son travail, lisait les actualités durant quelques secondes et ponctuait sa lecture de commentaires naïfs concernant l'un ou l'autre fait divers du jour.
Le découpage terminé, à l'aide d'une grosse aiguille à matelas, elle enfilait les feuillets sur un morceau de corde récupéré lui aussi lors d' un arrivage postal quelconque. Le tout était alors suspendu à un grand clou planté dans le mur des toilettes vétustes mais combien propres.
En effet, plusieurs fois par an, ma grand-mère passait à l'attaque de toute trace suspecte. Les toilettes étaient chaulées et «rechaulées» régulièrement et à ces mêmes époques, les émanations goudronneuses de carbonyle nous prenaient à la gorge. C'était l'une de ses nombreuses petites fiertés. En plus de la chasse aux gaspis, elle pratiquait de main de maître la chasse aux microbes.
Aller aux toilettes devenait, grâce au recyclage ingénieux des journaux, un moyen comme un autre de glaner quelques informations sur la politique du jour ou sur les grands événements qui bouleversaient notre planète. De toute évidence, ces informations ne pouvaient être que chaotiques suite au découpage et au mélange des feuillets. Avec un peu de chance, deux d'entre eux, qui se suivaient, pouvaient se compléter. Nous apprenions ainsi que l'Annapurna avait été vaincu mais le nom de Maurice Herzog, se situant cinq ou six feuillets plus en arrière, n'apparaissait pas comme faisant partie de l'information. Peut-être avait-il été rapproché du nom d'un coquillage en voie de disparition. Cela ne nous inquiétait pas. Pas plus que de savoir que la petite Laïka avait eu un grand avenir qui figurait maintenant dans le passé, sans autre commentaire concernant la conquête de l'espace. Foin de toute conquête quand on est aux toilettes. En fait, cette approche des actualités quotidiennes était intéressante tout en restant intellectuellement peu fatigante. Le lieu, d'ailleurs, ne se prêtait pas à de trop profondes réflexions philosophiques.
Pour en venir, maintenant, à la douceur du papier informatif utilisé dans ce lieu, il y aurait beaucoup à en dire mais certainement pas qu'il nous procurait des moments d'intenses félicités scatologiques. Ni non plus que nos fesses apprenaient à son contact le feutré Moltonel. Ce papier, reconnaissons-le, était loin d'avoir les propriétés émollientes des papiers actuels.
Il fallait d'abord chiffonner chaque feuillet avec soin pour en casser la rigidité, le rouler en boule, le dérouler sans le déchirer et, quand enfin il avait pris un aspect de petite loque l'utiliser au mieux des possibilités. Parfois, une cassure restait un peu saillante et dure, le temps de le réaliser, il était trop tard, le coup de griffe journalistique était donné au point le plus sensible de notre anatomie. Malgré leur jeunesse, nos fesses avaient appris à s'accommoder de cette pression médiatique hors du commun.
Je ne m'étendrai pas sur l'état de nos mains, à la sortie du lieu de lecture. Couvertes parfois d'encre d'imprimerie, elles avaient bien besoin d'un brossage soigneux au savon de Marseille. Nul besoin de recommandations d'hygiène réitérées. Le nettoyage tombait sous le sens.
Lors de ses nombreux séjours chez mes grands-parents, ma sœur avait découvert que les grandes feuilles du tabac cultivé par mon grand-père dans son jardinet étaient bien plus agréable que du papier. Régulièrement, elle tenta d'aller s'accroupir dans ces drogues vertes plutôt que de suivre le penchant du commun des mortels qui consistait à passer une porte trouée d'un cœur pour se soulager dans le lieu ad hoc.
Quand on se souvient du prix à payer aux accises belges pour chaque plan de tabac cultivé, on comprend alors la colère qui saisissait mon grand-père découvrant la tête de sa petite-fille qui émergeait, béate, au milieu de ses cultures si précieuses. Pour elle, la transformation de sa tête en fleur de tabac ne fut jamais une réussite totale et cela la fit souvent repérer. Comme il lui fut difficile, dans ces moments de détente écolo-scatologique, d'échapper à l'œil vigilant et soupçonneux de son aïeul !
Plantée sur le chemin dallé qui courait de la cuisine à l'atelier de Chonchon, j'observais ces scènes de défécations burlesques avec l'immense plaisir qui envahit tout enfant confronté à l'aventure excrémentielle. J'admirais, au passage, le courage magnifique de mon aînée qui, sans peur mais pas sans reproche, attaquait, sous le soleil matinal, les cultures sacrées. Malgré l'envie que j'en avais, jamais je n'ai osé suivre les sentiers tracés par elle parmi les plans de tabac. Mon grand-père n'aurait pas pardonné ce sacrilège à celle qu'il appelait Sophie.
Trop jeunes et sans humour, ni ma sœur ni moi n'avons jamais pensé à demander à Gaston quel était le goût de son tabac après la récolte de la fin de l'été. Ce tabac, ce n'était bien sûr pas du tabac de la Semois ni du tabac de Virginie, c'était tout simplement le tabac du petit jardin de Quaregnon mais quels soins bénévoles ma sœur lui avait apportés par ses fumures matinales ! Et comme son arôme avait dû en être amélioré ! Mon grand-père fut un ingrat et ne le reconnut jamais.
D'aucuns firent un grand pas en avant en atteignant la lune, ma sœur, elle, fit un grand pas en arrière en revenant aux feuilles offertes par la nature quant à ma grand-mère, elle avait fait le pas intermédiaire entre la nature et Moltonel.
                Mes grands-parents : Alexandra Prokhoroff  (Mimi)
                                   et Gaston Godart (Chonchon)


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