« La petite sait lire ! »
Aussi stupide que puisse paraître, actuellement, le syllabaire que j'utilisais à six ans pour apprendre à lire, il provoquait chez moi un pur enchantement chaque fois que je l'ouvrais. Ma sœur m'avait offert l'accès à la lecture par le jeu et, ce fut l'un des plus beaux cadeaux reçu dans mon jeune âge.
L'utilisation
de la couleur rouge pour chaque nouvelle lettre ou chaque son nouveau
apportait une grande facilité à cet apprentissage et, au fur et à
mesure que les jours puis les semaines passèrent, je découvris
avec horreur que «le lapin
de Firmin»
allait passer à la casserole, avec tristesse que «Yves
était myope»
ou avec émerveillement que «les œufs de Pâques étaient garnis
d'un nœud rose».
Tout
cela était d'une grande simplicité mais aussi d'une extrême
efficacité et, grâce à ces deux qualités de la méthode de
lecture utilisée par ma sœur,
j'appris à lire dans la joie et l'amusement.
Parfois, l'exercice était trop difficile et je devais retourner aux
renseignements dans la cuisine où ma mère officiait. Il arrivait
que, affairée autour de ses fourneaux, elle fût énervée par mes
allers et retours répétés, il fallait alors attendre l'arrivée de
Danielle pour approfondir les connaissances. Dans cette attente, je
revenais à des textes plus faciles et leur fixation se faisait sans
douleur.
Un
jour, mon père, passant près de moi dans la salle à manger,
s'intéressa à mon activité du moment. Je déchiffrais le fameux
syllabaire que nous utilisions chaque fois que nous jouions «à
l'école».
Peut-être
crut-il que je faisais semblant de lire pour imiter les adultes de la
famille et cela l'amusa jusqu'à ce qu'il réalisa que je lisais
réellement : «Annie
va à Ninove. A Ninove Annie a vu une avenue».
Rarement,
mes activités avaient éveillé une attention soutenue chez mes
parents. Dans leur esprit, je n'étais pas censée pouvoir lire,
n'allant quasi jamais à l'école et, lorsque, ce jour-là, mon père
voulut vérifier s'il avait la berlue ou pas, il resta abasourdi par
la confirmation de sa découverte. Il posa devant moi , sur la
grande table brune de la salle à manger, la méthode de lecture
Thiry, me fit lire à voix haute et constata que mon activité était
réalité et non simulation.
«
La petite sait lire ! »
Cette exclamation résonna jusqu'à la cuisine où elle atteignit
les oreilles de ma mère qui arriva aux nouvelles. Il était assez
inhabituel que mon père élevât la voix et cette animation vocale
méritait peut-être le déplacement. Elle fut bien sûr étonnée
de constater qu'elle s'était dérangée pour si peu. La petite
savait lire : "Eh bien oui ! Quoi ?" cela faisait des semaines que je
déboulais régulièrement dans son antre culinaire pour quémander
l'un ou l'autre renseignement. Elle était au courant depuis
longtemps mais n'avait pas accordé grand intérêt à cette
évolution intellectuelle. Allons, rien n'obligeait à en faire une
histoire d'état ! Elle acquiesça avec la patience de l'adulte face
à ses enfants turbulents puis retourna à ses cuissons.
«
La petite sait lire ! » Pour moi, par contre, ce cri résonne
encore à mes oreilles tant il fut lancé avec force et
l'ahurissement premier n'eut d'égal que l'émerveillement qui le
suivit. Ce second sentiment m'imprégna d'une noble fierté durant
de longues heures et me fit comprendre à quel point la lecture
pouvait être importante dans une vie. De plus.... pour cet
apprentissage...il n'avait pas fallu de longues heures de souffrances sur les bancs en chêne de l'école communale mais, en toute
simplicité, de jeux et d'une sœur de cinq ans plus âgée.
«
La petite sait lire ! » Eh oui ! malgré mon manque réel de
scolarisation, j'avais appris à lire et même, je lisais assez
correctement. Mon père cria non au miracle mais à l'intelligence
supérieure de sa cadette. Cet émerveillement laisse rêveur.
Croyait-il que ce que l'humanité avait mis des siècles à acquérir
sa fillette de six ans l'avait découvert en quelques années de vie
sauvage ? J'en doute mais, ce dont je me souviens, c'est qu'il ne
m'a jamais demandé comment j'avais appris à lire.
En
dehors de mon père qui fut ébloui durant quelques jours par mes
nouveaux acquis, ma sœur, institutrice bénévole, fut bien souvent
la seule à s'intéresser à mon instruction. Et encore, pas dans
tous les domaines. Excellente en lecture, elle s'était
exclusivement spécialisée dans cet apprentissage. Les autres
matières la voyaient moins apte à faire passer des messages.
Lors
d'une leçon, écrivant
la
souri
sur
notre petit tableau, je ne mis pas le s final puisqu'il n'y en avait
qu'une. Ma sœur intervint et me fit remarquer que j'avais fait une
faute. Cela me sembla impossible et je voulus connaître le pourquoi
de cet affront gratuit. :
- Parce
qu'il faut toujours s au bout de souris, me répondit-elle.
- Pourquoi?
- Parce
que, c'est comme ça.
Alors,
là, son enseignement ne m' allait plus du tout. J'aurais voulu une
explication plus logique mais elle ne vint pas. Ce jour-là, je
n'eus plus envie de jouer à l'école. Malgré les récriminations
de ma sœur qui venait de perdre sa seule élève, je déposai la
craie avec colère et je partis jouer à la marelle. Quand même, il
ne fallait pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards
sauvages. Si l'on voulait me faire admettre l'orthographe, il
fallait en premier lieu y faire entrer la logique. Na!
Avec
ma mère, je n'eus pas plus de chance. Le jour où, passant derrière
moi alors que j'écrivais le mot
fleure
,
m'appliquant
à ne pas oublier le e puisque c'était féminin, elle me dit qu'il
ne fallait pas de e au bout de fleur. Son rire amusé me vexa
profondément et l'expression « parce que c'est comme ça »
commença à me sortir par tous les pores. Pourquoi fallait-il que
tout le monde sache mieux que moi comment on orthographiait les mots?
Chacun, dans cette famille, semblait écrire sans faute mais sans
logique alors que, malgré tous mes efforts de cohérence, je
traînais les fautes derrière moi comme un véritable chapelet de
casseroles....
Pour
mon plus grand malheur, mon aînée était une littéraire et elle ne
semblait pas accorder grand crédit aux matières scientifiques. Ce
n'est qu'à de rares occasions que notre petit tableau vit s'aligner
des exercices mathématiques et ainsi je pus lire longtemps avant que
de pouvoir calculer. Ce fut bien dommage ! Dans la mathématique,
j'aurais peut-être trouvé la logique qui me manqua tellement dans
la compréhension de l'orthographe.
L'une
des seules personnes qui sembla s'inquiéter de mes grandes
méconnaissances scolaires fut notre tante Myre. Institutrice de son
état, institutrice en chef par surcroît, elle ne ratait pas une
occasion de me tester. Chaque fois que nous allions passer quelques
jours de vacances chez elle, dès le premier soir, elle plantait ses
banderilles. Le supplice commençait à la fin du repas vespéral.
Debout devant elle et devant toute la famille gênée, j'étais
canardée de questions : « Que font trois fois deux ? »... « Et
quatre fois trois ? »... « Ou deux fois cinq ?»... « Comment
écrit-on le mot tarte ? »... « Le mot lièvre ? »... Aucune
réponse ne venait à mon secours. Si encore elle m'avait interrogé
sur la multiplication par un j'aurais eu du répondant mais là ! A
croire qu'elle voulait me couler. En tout cas, si c'était son
intention, elle réussissait au delà de tout espoir. Je me sentais
devant elle comme un poireau flétri qui attend d'être jeté à la
poubelle.
Pourquoi
mon père n'intervenait-il jamais ? Lui qui avait été si fier de
crier « La petite sait lire » ne pipait mot devant Tante Myre. Et
pour cause ! Après mon supplice venait le sien. « Mais Franz, te
rends-tu compte que la petite ne connaît pas ses tables ? Qu'elle
n'a aucune orthographe ? Quand allez-vous l'envoyer à l'école ?
Il faut l'obliger à étudier ! Seigneur ! Vous ne pouvez pas
continuer à agir ainsi ! Et blablabla et blablabla.» J'étais
soulagée, c'était enfin un autre qui en prenait pour son grade.
Ma
mère essayait bien d'argumenter en parlant du fait que j'étais
fragile, que les otites étaient monnaie courante, que notre domicile
était très éloigné de l'école, que sais-je encore ? Devant
Palmyre outrée, aucune excuse n'était valable et le peu d'affection
que les deux femmes se portaient mutuellement ne permettait pas
l'établissement d'un dialogue constructif.
Nous
finissions par aller nous coucher, ma sœur et moi. Après notre
départ, les discussions continuaient. Nous n'en attrapions que des
bribes par-ci par-là mais le ton impératif de Tante Myre laissait
deviner que cela bardait pour nos parents trop laxistes à son goût.
En
vérité, je crois que ce qui mettait ma tante le plus en colère
était l'idée que cet homme brillant dans tous les domaines, son
neveu préféré, mon père, pouvait avoir engendré une enfant aussi
inculte.
Ce
dont vous n'aviez pas idée, ma tante, c'est que, moi, j'étais la
petite qui savait lire et qui aimait cela !
Aux
yeux de mon père, cela valait peut-être tous les manquements
scolaires et tous les pardons du monde.
Mon
père en classe
(Photos prise par un élève)
Passage entre les deux cours de récréation
de
l'école communale d'Anderlues dirigée par Tante Myre
(Photo : Franz Moreau)
(Photo : Franz Moreau)
Ma sœur et moi
dans le verger de l'école de Tante Myre
(Photo : Franz Moreau)
Merci à Jacques pour sa relecture et ses conseils
Quel plaisir de rencontrer quelqu'une qui a connu le lapin de Firmin, Annie à Ninove, le parapluie de Madeleine, Max qui hèle un taxi, Zoé au zoo etc....
RépondreSupprimerMerci pour votre appréciation
SupprimerMerci de m'offrir les autres souvenirs. Oui, ce fut un plaisir d'appendre à lire avec cette méthode. Devenue moi-même institutrice, j'ai retrouvé ce livre dans le grenier d'une école dans laquelle j'enseignais. Je le garde précieusement dans ma bibliothèque. C'est l'un de mes grands "trésors".
RépondreSupprimerBonjour,
SupprimerMa maman est très heureuse d'avoir retrouvé le texte du lapin de Firmin mais malheureusement il est très difficile de retrouver les autres textes ou une version numérique du livre... Pourriez-vous me dire quel est l'auteur et le titre du livre? Cela faciliterait nos recherches :)
Bonne journée à vous
Maxence
Que de souvenirs. Merci eut encore merci.Je désespère de trouver ces deux livres d'apprentissage de la lecture. Pourriez vous m en donner les références auteur et éditeur,?
SupprimerBonjour Madame Moreau, je recherche le livre qui contient le texte de Firmin et son petit lapin. Pouvez-vous, si vous en avez l'information, me communiquer le titre de l'ouvrage. Et, si vous en disposez d'une copie, pourriez-vous également le scanner ? Bien à vous.
RépondreSupprimerBonjour madame Moreau
RépondreSupprimerQuel plaisir de vous lire.
Pourriez vous me donner les références de ces deux livres que je cherche désespérément.
Bien merci.
Bonjour, je suis désolée d'arriver comme les carabiniers d'Offenbach. Je viens seulement de découvrir votre commentaire. Si vous revenez par hasard sur mon blog, voici donc les références : "Méthode inédite de lecture élémentaire" par L. et M. Thiry - Maison d'édition A. de Boeck Bruxelles. Il y a 2 livret : 1ère et 2ème parties. Bien à vous.
SupprimerAvez-vos les références de ce livre que je souuhaiterais également retrouver ? En ous remerciant.
RépondreSupprimerBonjour, je suis désolée d'arriver comme les carabiniers d'Offenbach. Je viens seulement de découvrir votre commentaire. Si vous revenez par hasard sur mon blog, voici donc les références : "Méthode inédite de lecture élémentaire" par L. et M. Thiry - Maison d'édition A. de Boeck Bruxelles. Il y a 2 livret : 1ère et 2ème parties. Bien à vous.
SupprimerBonjour Anne,
RépondreSupprimerC’est tout à fait par hasard que je suis « arrivé » ce mardi matin sur votre BLOG.
Ce sont là les mystères aléatoires de GOOGLE et heureuses destinées du NET.
En fait, je recherchais le manuel scolaire que j’avais certainement dû utiliser pour apprendre à lire. Les seuls souvenirs que j’avais gardé en mémoire étaient ce « … va à Ninove » … localité outre frontière linguistique dont je ne pris conscience que de très nombreuses années plus tard, en secondaire, ou quelque chose comme cela, et qui remonta en ma mémoire !
J’ai alors lu et dévoré – si vous le permettez - votre « Souvenir d’enfance », et puis les autres comprenant que vous étiez de la région et que nous avions, bien que d’âges différents, des souvenirs communs telles ces bougies fixées au sapin à l’aide de pinces et autres cheveux d’ange, objets de décoration du sapin chez ma grand-mère. Celle-ci était beaucoup plus prudente pour l’illumination des chandelles et seule une, voire exceptionnellement deux, était alternativement allumée.
J’ai donc passé quelques heures à vous lire et à parcourir vos souvenirs d’antan et moments actuels outre Quiévrain.
Je vous remercie donc pour ces quelques instants de réel bonheur partagés à plusieurs centaines de km de votre domicile actuel.
Avec toute ma considération et mon plus cordial souvenir.
Benoît Hautenauve
A peu de chose près, il aura fallu presque un an pour que je découvre votre appréciation. Un très grand merci.
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