Canards à l'eau de vie (suite et fin)
Un
spectacle de mort; l'hécatombe de la Bérézina, c'est ce que
découvrit, en traversant la cour, le fermier venu prendre son repas
de midi. Horrifié, il courut prévenir ses maîtres de la
catastrophe qui avait frappé la basse-cour. N'ayant pas assisté au
déversement des cerises ni au repas plus que festif des canards, il
ignorait la cause de leur « mort » tout comme
l'ignorèrent, durant de longues minutes, les membres de la famille
appelés à constater le désastre.
Dans
cette vie quasi autarcique que menaient les Prokhoroff au milieu des
steppes de Crimée, rien n'était jeté sans une bonne raison. Tout
ce qui pouvait encore servir était récupéré, le gaspillage était
inconnu. Nioura et son mari Nikita prirent les canards en main, les
observèrent sous toutes les coutures, constatèrent que les membres
flasques ne présentaient aucun signe de vie et décidèrent que,
morts sans causes connues, ils ne pouvaient être mangés. Par
contre, leur duvet serait utilisé pour le renouvellement des
édredons les plus usagés.
Les
directives données furent donc de plumer ces malheureux alcooliques
anonymes, d'en récupérer le duvet le plus fin puis d'aller jeter
les corps à la rivière qui coulait derrière la propriété.
A
cette époque, une décision prise par le baryn n'était pas
discutée, la domesticité ne fit pas une étude plus approfondie des
corps inertes et tout fut mis en œuvre pour obéir aux ordres. Les
malheureux canards, délestés de leur doux duvet et, au passage, de
quelques rémiges, furent jeté à la rivière, sans état d'âme,
par les enfants de la ferme.
Le
printemps avait beau toucher à sa fin, l'été avoir déjà frappé
d'un doigt léger à la porte du domaine, l'eau de la rivière
restait encore très fraîche. Le plongeon brutal et le changement de
température provoquèrent le choc thermique propice à un réveil
rapide de la gent ailée qui se retrouva rapidement sur la rive aux
sons de nasillements désespérés entrecoupés d'éternuements
affolés. Horreur ! Tout leur moelleux duvet s'était envolé !
Chacun se retrouvait avec le ventre plus nu que devant l'Éternel. Le
côté ridicule de la situation ne sauta pas immédiatement aux yeux
des rescapés qui, après concertation cancanée, se dirigèrent vers
la basse-cour pour rejoindre leur lieu de vie habituel.
Ils
traversèrent ainsi le verger, piétinèrent le potager, coupèrent
par le jardin d'agrément, longèrent la terrasse du corps de logis
pour gagner la ferme proche.
C'est
à ce moment que Nioura, étendue sur l'une des chaises longues de la
terrasse, les aperçut. Ses yeux s'agrandir, devinrent plus ronds,
plus saillants et elle faillit s'étrangler de surprise devant ce
spectacle totalement surréaliste et incongru : Des petits ventres
roses surmontés de têtes emplumées qui se dandinaient à la queue
leu leu en direction de la ferme. Elle se tourna vers l'intérieur de
la maison et, d'une voix sépulcrale, appela son mari : « Nikita !
Nikita ! Les canards ! », elle ne put en dire plus.
Nikita
arriva, constata que sa femme n'était pas sujette à visions et,
tout aussi ahuri qu'elle, il emboîta le pas aux canards pour les
suivre jusqu'à la ferme.
Le
personnel fut rassemblé : fermier, fermière, jardinier,
palefrenier, personne ne fut oublié et tous furent questionnés.
C'est alors que le serviteur, chargé en début de matinée de
résoudre le problème des tonnelets de cerises, se rendit compte de
son erreur et reconnu, d'une voix contrite et apeurée, avoir déversé
la liqueur et ses fruits sur le fumier sans tenir compte de la
présence des canards. Devant l'assemblée mi-rieuse, mi-fâchée,
il se dandina sur place, lui aussi comme un canard en déroute. Le
maître de logis, mis en joie par cette attitude mimétique,
l'admonesta avec une alacrité certaine.
Une
grande question se posa alors : Que faire de cette horde déplumée ?
Ces pauvres volatiles ne pouvaient rester le ventre nu, livrés au
soleil ou aux intempéries, en tenue si légère.
Nikita
les observa, fut pris de pitié et décida de donner une chance aux
palmipèdes dénudés. Il fit dégager l'un des poulaillers, y fit
étendre une bonne couche de paille fraîche puis fit apporter et
placer près de la porte un petit brasero portatif. En guise de
punition, le serviteur fautif fut chargé d'entretenir le foyer de la
tombée du jour aux premières heures matinales ainsi que les jours
de pluie durant lesquels les canards devraient rester enfermés. Ces
précautions furent maintenues jusqu'à la repousse complète du
duvet et tous les « pochtrons » déplumés
échappèrent, grâce à ces soins attentifs, à une pneumonie
mortelle.
A
votre avis, que devinrent ces canards par la suite ? Je suis certaine
que votre idée rejoint la mienne : ils finirent, délicatement
cuisinés et flambés à l'eau de vie, dans les assiettes de la
famille Prokhoroff et de leurs invités qui ne manquaient jamais
d'envahir la maison à la belle saison.
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