lundi 4 mars 2013

Les histoires d'Alexandra (1) (canards à l'eau de vie)



Canards à l'eau de vie  (suite et fin) 

Un spectacle de mort; l'hécatombe de la Bérézina, c'est ce que découvrit, en traversant la cour, le fermier venu prendre son repas de midi. Horrifié, il courut prévenir ses maîtres de la catastrophe qui avait frappé la basse-cour. N'ayant pas assisté au déversement des cerises ni au repas plus que festif des canards, il ignorait la cause de leur « mort » tout comme l'ignorèrent, durant de longues minutes, les membres de la famille appelés à constater le désastre.
Dans cette vie quasi autarcique que menaient les Prokhoroff au milieu des steppes de Crimée, rien n'était jeté sans une bonne raison. Tout ce qui pouvait encore servir était récupéré, le gaspillage était inconnu. Nioura et son mari Nikita prirent les canards en main, les observèrent sous toutes les coutures, constatèrent que les membres flasques ne présentaient aucun signe de vie et décidèrent que, morts sans causes connues, ils ne pouvaient être mangés. Par contre, leur duvet serait utilisé pour le renouvellement des édredons les plus usagés.
Les directives données furent donc de plumer ces malheureux alcooliques anonymes, d'en récupérer le duvet le plus fin puis d'aller jeter les corps à la rivière qui coulait derrière la propriété.
A cette époque, une décision prise par le baryn n'était pas discutée, la domesticité ne fit pas une étude plus approfondie des corps inertes et tout fut mis en œuvre pour obéir aux ordres. Les malheureux canards, délestés de leur doux duvet et, au passage, de quelques rémiges, furent jeté à la rivière, sans état d'âme, par les enfants de la ferme.
Le printemps avait beau toucher à sa fin, l'été avoir déjà frappé d'un doigt léger à la porte du domaine, l'eau de la rivière restait encore très fraîche. Le plongeon brutal et le changement de température provoquèrent le choc thermique propice à un réveil rapide de la gent ailée qui se retrouva rapidement sur la rive aux sons de nasillements désespérés entrecoupés d'éternuements affolés. Horreur ! Tout leur moelleux duvet s'était envolé ! Chacun se retrouvait avec le ventre plus nu que devant l'Éternel. Le côté ridicule de la situation ne sauta pas immédiatement aux yeux des rescapés qui, après concertation cancanée, se dirigèrent vers la basse-cour pour rejoindre leur lieu de vie habituel.
Ils traversèrent ainsi le verger, piétinèrent le potager, coupèrent par le jardin d'agrément, longèrent la terrasse du corps de logis pour gagner la ferme proche.
C'est à ce moment que Nioura, étendue sur l'une des chaises longues de la terrasse, les aperçut. Ses yeux s'agrandir, devinrent plus ronds, plus saillants et elle faillit s'étrangler de surprise devant ce spectacle totalement surréaliste et incongru : Des petits ventres roses surmontés de têtes emplumées qui se dandinaient à la queue leu leu en direction de la ferme. Elle se tourna vers l'intérieur de la maison et, d'une voix sépulcrale, appela son mari : « Nikita ! Nikita ! Les canards ! », elle ne put en dire plus.

Nikita arriva, constata que sa femme n'était pas sujette à visions et, tout aussi ahuri qu'elle, il emboîta le pas aux canards pour les suivre jusqu'à la ferme.
Le personnel fut rassemblé : fermier, fermière, jardinier, palefrenier, personne ne fut oublié et tous furent questionnés. C'est alors que le serviteur, chargé en début de matinée de résoudre le problème des tonnelets de cerises, se rendit compte de son erreur et reconnu, d'une voix contrite et apeurée, avoir déversé la liqueur et ses fruits sur le fumier sans tenir compte de la présence des canards. Devant l'assemblée mi-rieuse, mi-fâchée, il se dandina sur place, lui aussi comme un canard en déroute. Le maître de logis, mis en joie par cette attitude mimétique, l'admonesta avec une alacrité certaine.
Une grande question se posa alors : Que faire de cette horde déplumée ? Ces pauvres volatiles ne pouvaient rester le ventre nu, livrés au soleil ou aux intempéries, en tenue si légère.
Nikita les observa, fut pris de pitié et décida de donner une chance aux palmipèdes dénudés. Il fit dégager l'un des poulaillers, y fit étendre une bonne couche de paille fraîche puis fit apporter et placer près de la porte un petit brasero portatif. En guise de punition, le serviteur fautif fut chargé d'entretenir le foyer de la tombée du jour aux premières heures matinales ainsi que les jours de pluie durant lesquels les canards devraient rester enfermés. Ces précautions furent maintenues jusqu'à la repousse complète du duvet et tous les « pochtrons » déplumés échappèrent, grâce à ces soins attentifs, à une pneumonie mortelle.
A votre avis, que devinrent ces canards par la suite ? Je suis certaine que votre idée rejoint la mienne : ils finirent, délicatement cuisinés et flambés à l'eau de vie, dans les assiettes de la famille Prokhoroff et de leurs invités qui ne manquaient jamais d'envahir la maison à la belle saison.

                                                                         crédit photo : polceneje.si






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