Le
gros chas
Quand
je venais passer mes vacances chez mes grands-parents, à Quaregnon,
Mimi (ma grand-mère) m'envoyait parfois faire l'un ou l'autre achat
anodin. Ainsi, elle m'apprenait à me débrouiller petit à petit
dans la vie quotidienne. Avec ma sœur et moi, elle faisait preuve
d' un bon sens et d' une affection sans limite. Au fur et à mesure
des événements, elle nous instillait ses connaissances de la vie
pour nous en faire profiter au maximum comme ses propres parents
avaient probablement fait avec elle durant sa jeunesse.
Malgré cela, je restais peu au
fait de la réalité ou de la valeur d'une marchandise ou même de l'argent. Quand je
recevais une pipe en terre cuite pour faire des bulles de savon noir
ou un palet de marelle qui me servirait sur la terre battue de notre
cour, c'était des cadeaux merveilleux. Face à ces cadeaux,
j'éprouvais le même plaisir que lorsque l'on m'achetait une
nouvelle paire de chaussures ou un vêtement. Dans le domaine
financier et dans bien d'autres, j'étais d'une naïveté
incommensurable.
Un
début d'après-midi, Mimi m'envoya lui acheter une aiguille à
broder. Avec un gros chas
me précisa-t-elle. Une aiguille avec un gros chas,
la formulation ne pouvait être plus précise En tout cas pour elle.
Pour moi, par contre, c'était loin d'être clair car ce que j'avais
compris de l'achat à faire c'était une aiguille avec un gros
«chat».
Ma jeunesse ne m'avait pas encore permis d'acquérir toutes les
finesses de la langue française et je ne compris pas pourquoi
l'aiguille devait être accompagnée d'un félin. Comme souvent, je
ne posai aucune question pour en savoir plus, je tendis la main dans
laquelle ma grand-mère déposa les centimes nécessaires à l'achat
et je partis, très heureuse de m'acquitter d'une tâche de «grand».
Je
traversai la place ensoleillée sur laquelle se dressait la maison
familiale et, arrivée sur le trottoir opposé, je commençai à
ralentir le pas. Je n'aimais pas le magasin dans lequel je devais
me rendre. Étroit, sombre, sa porte en chêne difficile à ouvrir,
tout cela me faisait peur. Ensuite, cette idée de gros chat
m'inquiétait
et je me demandais comment je ferais pour retraverser la place sans
lâcher l'animal. Il était bien évident que la mercière n'allait
pas emballer la bête. J'avais beau n'avoir que cinq ans, cela
tombait sous le sens que l'on n'emballait pas un chat.
Et
puis, aussi, comment faire comprendre à la vieille demoiselle que ma
grand-mère m'envoyait acheter une aiguille et
un
gros chat.
L'humour n'était pas au rendez-vous, c'était absurde et j'en avais
conscience.
C'est
ainsi que, tout en réfléchissant à la manière de formuler ma
requête, j'arrivai devant la petite mercerie.
Le
«cliquet» de la poignée en cuivre me parut plus difficile à
abaisser qu'à l'ordinaire et la porte plus récalcitrante. Tout me
résistait, et mes petits muscles de sauterelle ne m'aidaient pas.
Marcher jusque là avait été une chose, entrer en était une autre
Enfin,
la porte s'ouvrit, la fraîcheur du magasin me happa et je me
retrouvai dans une semi-obscurité, la tête à hauteur du comptoir
en bois lustré par les ans. Je levai les yeux, la vieille mercière
était là et attendait. D'une traite, sans salutation préalable,
je lançai : «Ma grand-mère voudrait une aiguille avec un gros
chat».
J'étais déjà à bout de souffle à cause de l'émotion.
Mon
regard, aussitôt la commande exprimée, partit à la recherche du
fameux chat mais, dans un magasin aussi sombre, allez trouver cet
animal ! Dans quel coin se cachait-il ? Vers le fond, entre deux
boîtes de coton à broder ? Sous le comptoir ? Vraiment, je ne le
voyais pas.
Au
bout de quelques secondes, la marchande revint, tenant une aiguille
entre deux doigts. Elle l'emballa dans un fin papier de soie et me
la tendit. J'avançai la main, déposai la monnaie sur le comptoir,
pris le minuscule paquet puis, j'attendis la suite de la commande.
Ne
comprenant pas mon attitude, la vieille demoiselle attendit aussi
quelques secondes après quoi elle me demanda : «Désires-tu autre
chose ?» J'hésitai puis, ne voulant pas désobéir à mon aïeule,
je répétai : «Ma grand-mère a dit : une aiguille avec un gros
chat».
La
mercière, un peu interloquée par cette nouvelle demande, me regarda
gentiment et d'une voix douce me répondit : «Mais c'est une
aiguille avec un gros chas
que
je t'ai donnée».
Une
nouvelle fois, je restai plusieurs secondes sans bouger, contemplant
le petit paquet soyeux. Impossible qu'elle ait pu y cacher un chat
!
La
commerçante, face à tant de perplexité, comprit enfin le quiproquo
et, en riant, m'expliqua : «Un chas,
c'est le trou de l'aiguille dans lequel tu passes le fil. Cette
aiguille-ci a un gros trou».
Je
ne compris pas vraiment l'explication puisque je venais d'entendre
qu'un chat
c'était le trou d'une aiguille mais enfin, bon, je n'allais pas
tenir tête à cette adulte et encore moins m'incruster dans son
magasin pendant des heures. Ma grand-mère prendrait son parti d'une
demi-commande ou elle reviendrait elle-même pour réclamer le reste.
Je serrai la main sur mon petit achat, dis merci et sortis, heureuse
de retrouver le grand soleil.
De
retour chez mes grands-parents, je cherchai en vain ma Mimi chérie
mais elle s'était absentée. Je déposai le paquet sur la table de
la cuisine puis filai rejoindre des amis dans le «Brûle» où nous
jouâmes jusqu'à l'heure du souper. Quand mon aïeule nous appela
pour le repas du soir, j'avais oublié et le chas
de l'aiguille et le chat
introuvable
de la mercerie. Quelques parties de chat perché avaient balayé les
deux autres mais n'avaient pas amélioré mes connaissances
linguistiques.
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