Quarante-deux
Un
double remords venait de m'assaillir.
Le
premier ? Oh ! c'était très simple : j'avais envoyé mes tables de multiplication aux orties depuis belle lurette. Le droit d'aller jouer, je me
l'étais accordé sans demander l'avis de personne, comme d'habitude.
La seule autorisation que j'avais dû obtenir était celle de
traverser la route qui séparait notre demeure du Camp de Casteau :
cette route Paris-Bruxelles était la hantise de ma mère et c'était
toujours sous sa surveillance que la traversée périlleuse se
faisait. Dès que j'avais atteint le trottoir d'en face, ma mère,
rassurée, me tournait le dos et réintégrait sa cuisine pour vaquer
à ses occupations ménagères.
Le
second remords était provoqué par le fait d'entrer dans la vie de cette
famille que mon père m'avait interdit de fréquenter. Cela m'avait
été expliqué, dit et redit : pas question d'aller jouer chez
Nicole ! Le géniteur de cette fillette était gendarme et une
altercation légère l'avait opposé à mon père lors d'un trajet en
tram. Leurs relations étaient donc tendues et, aux yeux de mon
père, cet homme, d'après l'expression favorite de Franz, était un "crétin des Alpes". Voilà pourquoi je n'avais pas le droit d'entrer
chez eux. On n'entre pas chez les crétins des Alpes. Point final.
Mais,
enfant trop solitaire, pour une fois que je m'étais trouvé une amie
de mon âge, bien qu'avec mauvaise conscience, je transgressais parfois
l'interdit.
-
Bonjour, madame, Nicole peut-elle venir jouer avec moi?
-
Bonjour, Anne, tu dois attendre, Nicole n'a pas terminé d'étudier
ses tables de multiplication. Entre dans la cuisine, elle y est avec
son papa.
Malgré
le risque d'être aperçue (la maison de Nicole se situait presque
en face de la nôtre) , j'avançai d'un pas, de deux et je finis par entrer et par
traverser le couloir pour atteindre la cuisine.
Et
ce fut là que le premier
remords refit
surface avec plus d'intensité. Bien sûr, je savais qu'un minimum
d'étude était nécessaire pour réussir à l'école mais puisque
personne ne me surveillait dans ce domaine, pourquoi me serais-je
infligé un supplice qui me paraissait aussi inutile que barbare ?
Je n'étudiais donc jamais rien alors que mon amie, elle, étudiait.
Arrivée
dans la cuisine, la cruauté des études me dessilla une nouvelle
fois les yeux et écarta tous regrets : je me trouvai confrontée avec un système éducatif, plus
strict, plus exigeant mais surtout d'une violence qui m'était
complètement inconnue.
Nicole
était là, assise sur une chaise au milieu de la pièce, juste sous
la corolle opaline du lustre blanc. Son père tournait autour
d'elle en proie à une colère haineuse. Les questions fusaient, les
réponses restaient inexistantes.
- Six fois sept ?
Neuf fois six ? Sept fois huit ?
- …
La
voix montait d'un ton à chaque question.
- Six
fois sept ?
J'en
eus brusquement des sueurs. Pour Nicole, pour le six fois sept
bafoué depuis de trop longues minutes, pour le stress qui régnait
dans cette pièce, pour la mère que je regardai du coin de l'œil et
qui, manifestement, n'osait pas venir au secours de sa fille. Mais
surtout, égoïste que j'étais, pour les jeux que nous ne pourrions
pas organiser dans les genêts si Nicole ne trouvait pas rapidement
les réponses demandées.
- Six
fois sept ? reprit le père.
Mon
Dieu, comme cet homme était buté! Ne voyait-il pas que sa fille ne
connaissait pas la réponse ? S'il la lui donnait, on n'en parlerait
plus ! J'aurais aimé le voir disparaître brusquement. Pouf ! Un
petit nuage de fumée et puis plus rien. Mais cette chance
n'arrivait que dans les contes de fée. Ici, nous nagions dans une
réalité autrement plus lugubre.
Du
petit gosier coincé surgit enfin une réponse quasi inaudible :
- Quarante-deux ?
- Oui,
oui, quarante deux. Il t'en aura fallu du temps ! Et sept fois six
?
A
mon avis, ce méchant homme s'acharnait d'une manière malsaine. Et,
comme il fallait s'y attendre, nouveau blocage chez mon amie et
nouvelle attente.
Moi
qui ne connaissais pas grand chose aux mathématiques, j'en vins à
penser que si le six fois sept faisait quarante-deux, le sept fois
six devait aussi avoisiner les quarante-deux. J'aurais aimé
souffler cette découverte à Nicole mais le monstre policier m'avait
déjà fusillée plusieurs fois du regard : mon arrivée imprévue
avait perturbé son âme de «guestapiste».
Sa
main se leva pour gifler mais un certain contrôle lui revint. Je
pense qu'il n'aurait pas aimé que je pusse aller raconter ce que
j'avais vu. Le bras droit retomba avant de rejoindre son coéquipier
gauche pour se croiser sur le torse bombé. Si chaque bras arrivait
à retenir l'autre, la gifle ne serait pas pour cet après-midi-là.
Changeant
de tactique, l'homme se tourna vers moi avec brusquerie :
- Et
toi, tu le sais sept fois six ?
Forte
de la découverte que je venais de faire, je répondis :
- Oui, quarante-deux.
Le
père se tourna vers Nicole, éructant de rage :
-
Tu vois, elle, elle le sait que sept fois six font quarante-deux et
pourtant, elle est plus jeune que toi !
Houlalà
! ! ! J'avais huit ans et Nicole en avait neuf. La différence
n'était pas très grande. Pauvre crétin (oui, mon père avait
raison), s'il avait connu la faible étendue de mes acquis scolaires,
il aurait évité de me donner en exemple à sa fille.
Maintenant,
au bord de la crise d'apoplexie, le visage cramoisi, les yeux
saillants, la lèvre frémissante qu'allait-t-il encore inventer pour
terroriser un peu plus sa famille ?
Ce
fut le moment que choisit Nicole pour éclater en sanglots. En
quelques seconde, elle se transforma en un torrent de larmes,
incapable de supporter l'injustice qui lui était faite. Elle, bonne
élève, bien sûr qu'elle les connaissait ses réponses aux
multiplications mais pouvait-elle répondre alors qu'une telle
pression psychologique broyait son cerveau ? Cela, l'homo sapiens
qui lui servait de père ne le comprendrait jamais.
Devant
le désespoir de sa fille, la mère osa enfin intervenir au risque de
détourner le courroux du père sur elle.
-
Laisse-la aller jouer, cela lui fera du bien. Vous reverrez les
multiplications après le souper.
Miracle
! Le père céda et nous filâmes à toutes jambes, mon amie et moi,
nous camoufler dans les genêts du Camp de Casteau.
Là,
au moins, pas de questions stupides, pas de stress, pas de monstre
moustachu en dehors de ceux que nous voudrions bien inventer.
Le
souffle de la brise eut vite fait de sécher les larmes de Nicole et
nous pûmes enfin profiter d'une fin d'après-midi dans la nature.
Empruntant les galeries tracées entre les massifs de genêts par les
animaux sauvages, nous partîmes récupérer des crottes de lapins
que nous utiliserions en guise de cachoux. Récolte terminée, avec
une pelle perdue la semaine précédente et retrouvée à l'instant,
nous creusâmes dans le sable frais un mignon petit salon. Les
fauteuils incurvés que nous ajustâmes à nos jeunes fesses par des
frétillements répétés du derrière atteignirent au confort
parfait. Nous fîmes ensuite semblant de prendre le thé tout en
nous offrant mutuellement nos faux cachoux en guise de "delikatessen".
Avec
quelle rapidité nous avions éloigné de notre mémoire toute table
de multiplication trop incongrue dans notre royaume ! Et comme il
était loin le gendarme fou !
Le
soir, encore horrifiée par la brutalité du père de Nicole, je
racontai à ma mère, comment, chez les voisins d'en face, une
révision mathématique m'avait paru un tel supplice.
Mon
père eut écho de l'affaire et, conforté dans son opinion,
m'interdit d'une manière ferme et définitive la fréquentation de
cette famille.
Le
retour au statut de jeune cowgirl solitaire fut aussi rapide que fut
courte mon amitié pour Nicole.
Par
contre, que sept fois six et six fois sept faisaient tous deux
quarante-deux, cette base mathématique fut cimentée à tout jamais
dans ma mémoire ainsi que les éructations d'un gendarme en délire.
Quant
au reste des tables, je mis encore une douzaine d'années pour les
connaître d'une manière nette et précise.