Mérindol-les- Oliviers, le 15 janvier 2015
La Belle Brune dort
"La Belle brune dort, la Belle Brune dort, la Belle Brune dort...
Je n'entends plus que cela depuis des semaines. C'est lancinant cette façon que ma maîtresse a de toujours répéter les mêmes choses. Parfois, elle me fait penser à un disque rayé.
Bon, très bien, ma copine dort beaucoup. Ce n'est pas difficile à constater. Il suffit d'entrer dans le salon pour le savoir : souffle régulier, yeux fermés, pattes décontractées, elle sommeille. Et, cerise sur le gâteau pour notre dormeuse, devenue sourde depuis quelques mois, aucune nuisance sonore ne la dérange plus.
Dernièrement, inquiète, Anne a décidé d'aller chez le véto avec notre Belle Brune.
Elle a aidé sa chienne chérie à s'installer à l'arrière de la voiture mais pour moi, ce fut : « Allez, Némo, grimpe ! » Aucune considération pour le mâle de la maison ! Je vous jure.... Dieu merci, grâce à ma souplesse légendaire, en deux bonds, je fus installé sur le siège passager.
Et la ritournelle de la voiture a commencé : « Assieds-toi, Némo ! Mais assieds-toi donc, bon sang ! Tu vas encore tomber ! » Bon, vous connaissez, je ne vais pas m'étendre indéfiniment sur sa façon de conduire. Je ne m'appelle pas « Disque Rayé », moi !
Arrivés chez le véto, nous voilà tous autour de la Belle Brune qui, soit dit en passant, jouait sa diva sur la table d'auscultation.
Vous connaissez ce genre de table ? C'est celle qui monte et qui descend comme un ascenseur. J'aimerais bien que l'on m'y laisse m'asseoir un jour prochain. Cela a l'air diantrement amusant. Mais quand j'ai voulu m'y installer, à côté de ma copine, Anne m'a dit : « Non, pas toi, Némo, tu n'es pas malade, tu restes à terre. Ce n'est pas la kermesse, ici ! » Ce qui a semblé bien amuser notre véto préférée.
Bla bla bla... Bla bla bla... Bla bla bla … la conversation avait commencé depuis quelques minutes lorsque j'ai vu la tête de ma maîtresse s'allonger de plus en plus et son regard se remplir d'inquiétude. « Houlà ! me suis-je dit, il se passe quelque chose de louche, ici. » Et, au lieu de fureter du côté des tiroirs à médocs restés entrouverts, je me suis assis et ai tendu l'oreille.
« Cœur qui lâche... Train arrière mal irrigué… Fatigue musculaire... Incontinence... Réduire les promenades... Laisser dormir... petit AVC récent...»
Certains termes m'échappaient mais, dans l'ensemble, je compris que rien de bon n'allait ressortir du diagnostique.
Pour atténuer la triste réalité de son diagnostique, notre trèèèès chèèère vétérinaire a proposé un petit massage des muscles et quelques étirements des articulations de la Belle Brune. Bien entendu, cette dernière n'a pas dit non. Qui refuserait des soins aussi agréables que ceux prodigués par des mains douces et expertes ? Pas moi, dois-je le dire ? J'essayai bien de faire comprendre que, ma foi, j'avais quelques problèmes articulaires aussi. Je me mis à émettre de petits gémissements plaintifs, je tournai sur moi-même plusieurs fois, je tentai de sautiller pour atteindre la table, rien n'y fit. Seule, une phrase humiliante me tomba dessus comme une douche froide : « Arrête de faire le clown, Némo, tu n'amuses que toi ! Ta copine va mal et tu fais l'idiot ! »
Ah, ça, cette méchanceté, elle me la copiera ! Et devoir entendre cela devant la vétérinaire en plus ! J'avais l'air de quoi pour finir ?
Et bien, tout simplement d'un clown qui a presque réussi son coup après tout car la belle masseuse m'a regardé et a dit : « Mais il est rigolo, ce petit chien, je suis persuadée qu'il ne refusera pas... »
Quoi ? Quoi ? Quoi ? Un petit massage ?
« … une petite croquette. »
De sa main tendue, elle m'offrit une croquette …. pour chat ! ! !
A peu de chose près, on faillit me soigner pour un infarctus foudroyant tant la déception fut violente.
Nous repartîmes ensuite, non en chantant et la fleur aux dents mais le cœur lourd et les idées noires.
Dès le lendemain, je réalisai pleinement que nos promenades allaient désormais suivre la courbe des systoles de la Belle Brune.
Alerté par la visite médicale de la veille, je remarquai enfin que ma compagne marchait à petits pas, la tête un peu basse comme si l'effort à faire la dépassait. Comment n'avais-je pu voir plus tôt qu'elle s'arrêtait de temps à autre, le regard perdu vers des horizons que je n'apercevais pas encore.
Finies les grandes échappées sauvages dans les vignes ou dans les taillis. Terminés les entraînements à la course pour savoir qui de nous deux arriverait premier ou première au poulailler du Mas des Carlines. Adieu aux montées échevelées parmi les genévriers pour suivre des odeurs alléchantes de gibier. Bien sûr, tout cela je pourrai toujours le faire mais où sera l'amusement si je dois le faire seul ? Je compris enfin le bonheur qui avait été le nôtre jusqu'à aujourd'hui et qui semblait s'éloigner dans une brume de souvenirs, à petits pas, à tout petits pas comme ceux de ma copine."
"La mort ? A croire que c'est devenu un sujet de conversation privilégié lorsqu'elle téléphone à mon autre très chère copine , sa sœur.
Et patati et patata et inévitablement : « Oh ! Tu sais qui est mort ? »
Et c'est reparti...
Parfois même un petit rire mal contenu accompagne l'information. Incroyable, non ?
Elles feraient bien de ne pas trop se réjouir quand elles abordent ce sujet. Vu leur grand âge actuel, je ne voudrais pas jouer les Cassandre, mais elles doivent admettre qu'elles sont probablement dans leur dernière ligne droite, celle dans laquelle tout coureur chevronné semble accélérer. Mon conseil personnel ? Décélérez, mesdames, décélérez si vous ne voulez pas que l'on dise bientôt en vous regardant : « La petite vieille dort, la petite vieille dort, la petite vieille dort... » "
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