Il y a quelques années, à l'appel d'une généreuse organisation située à Vaison, j'avais accepté d'aider à l'alphabétisation de Maghrébines désireuses d'apprendre à lire et à écrire.
L'avantage de m'adresser à des adultes était, pensai-je, la motivation des personnes présentes. Les adultes ne viennent pas pour chahuter. Du moins l'ai-je cru durant quelques temps... car les Berbères (je les reconnaissais grâce aux jolis dessins bleus qu'elles ont sur le menton) avaient parfois une rigolade coquine qui leur passait dans l’œil et qui ne laissait rien augurer de bon pour mon autorité.
Bien entendu, il fallut commencer au B A ba car ces femmes n'avaient jamais été scolarisées et la mémoire pure devient moins vaillante vers 30 ou 40 ans.
Alors, voilà ce que cela donnait parfois :
-- Bon, vous voyez, ici il y a deux fois la même lettre mais on ne doit la lire qu'une fois. -- Oh ! Mais tu crois que je vais retenir tout ça ? Quand j'arrive chez moi, j'ai déjà tout oublié ...
-- Ne vous tracassez pas, avec le temps, ça viendra ! (pour certaines, je n'y croyais pas trop vu leur tendance à n'écouter que d'une oreille ou à papoter en arabe)
OU
-- Allez-y, vous connaissez toutes les lettres donc vous pouvez tout lire !
-- Ali... vo
-- Non, va
-- Ali... va o
-- Non va à
-- Ali... va à ... Vaison-la-Romaine
-- Mais non, vous ne pouvez pas lire Vaison-la-Romaine ... c'est à N-Î-M-E-S . Ali va à Nîmes !
-- Ah bon ? Ali... va... à ... Vaison-la-Romaine.
-- Non, c'est NÎMES !
-- Vaison-la-Romaine !
-- Oh ! Je suppose que c'est là qu'il voudrait aller. On continue !
Grand sourire. La lectrice était satisfaite ...
OU
Oralement cette fois, l'étude du "est" dans une phrase.
-- Allez, je vous donne des exemples :
Ali EST à la maison
Aïcha EST au cinéma
-- Ah non ! moi je ne suis pas au cinéma !
-- Mais c'est une façon de parler !
La dame riait aux éclats : "Non, je ne suis pas au cinéma !"
-- Bon , Aïcha est dans la classe .
-- C'est bon !
-- Allez, à vous !
-- Aïcha est dans la classe.
-- C'est bon. Maintenant, je voudrais un autre exemple.
-- Aïcha est dans la classe.
Je sentais parfois que je transpirais anormalement ...
-- Stop ! On va faire un peu d'écriture.
Toutes les dames s'activaient à trouver un bout de papier qui pouvait encore servir.
J'écrivais un exemple de prénom pour chacune.
-- C'est trop difficile quand tu lies les lettres.
-- Vous connaissez déjà l'écriture comme celle d'une machine pour vos noms. On peut aussi appendre l'écriture à la main.
-- Oui, mais l'autre, c'est plus facile.
-- Bon ! Allez on essaie !
Certaines s'y mettaient en rigolant, d'autres en disant qu'elles n'y arriveraient pas. La même, toujours, déclarait qu'à la maison elle aurait tout oublié.....
C'est alors que la plus âgée sortait son enveloppe modèle (du courrier reçu par son mari et sur lequel le nom de famille était écrit en imprimé majuscule) et elle s'appliquait à tracer des bâtonnets sans trop comprendre à quoi correspondait son travail. Je crois que pour cette personne, les leçons ne servaient qu'à pouvoir sortir de chez elle et à se trouver entourée de femmes qui ne la bousculaient pas. C'était déjà un grand pas en avant si elle avait la possibilité de sortir seule et de venir souffler un peu parmi nous en oubliant durant une heure ou deux le machisme du sud.
En fait, nous pratiquions ici un enseignement spécial mais sans les crises caractérielles.
C'était tellement humain et, parfois, je me disais que prendre une tasse de thé ensemble tout en papotant eut été peut-être moins bénéfique mais plus épanouissant pour les plus âgées...
En décembre, à la fin de la dernière leçon, je fus bénie par Allah par l'intermédiaire des Maghrébines mises en joie car ces braves dames avaient découvert avec une grande satisfaction que j'étais capable de ruser sans scrupule pour tromper l'un ou l'autre. Cette petite forme de mensonge avait obtenu l'approbation générale.
Les faits : à offrir à leur mari, leur fille, leur fils ou à qui elles voudraient, je leur proposai d'écrire une petite carte de vœux pour la nouvelle année. Comme elles ne pouvaient pas encore écrire une phrase entière, j'avais fabriqué des modèles à glisser sous un papier transparent plié en deux. Je leur ai expliqué qu'après copie, on enlèverait le modèle et qu'elles pourraient dire qu'elles avaient bien avancé dans leur travail.
La ruse fut exécutée à la satisfaction générale. S'ensuivit donc la bénédiction d'Allah ! Devais-je en conclure qu'Allah n'était pas toujours honnête ? Je n'irai pas jusqu'à prétendre cela. En tout cas, pas devant elles.
A mon avis, la sympathie acquise risquait vite de se transformer en lame aiguisée caressant ma petite gorge.
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