C'était la fin du printemps, toutes fenêtres ouvertes, l'arrière de notre maison s'offrait au soleil matinal. Les premiers rayons avaient d'abord envahi la chambre de bonne, avaient ensuite progressé par le couloir central avant d'atteindre ma chambre. Une première tiédeur s'était coulée sur le bois du lit, avait glissé sur les couvertures et les draps froissés pour frôler enfin mon visage et m'éveiller en douceur.
M'éveiller? Façon de parler. Je ne dormais plus vraiment. Des milliers de chants d'oiseaux entraient par les fenêtres et atteignaient les derniers lambeaux de mon sommeil pour les faire disparaître. Ils s'étaient insinués dans la maison bien avant le soleil et avaient amené mon esprit à flotter quelques temps entre sommeil et réveil, espace délicieux où l'arrogance de l'enfance prédit, sans objectivité aucune, que la journée sera parfaite.
J' ouvris les yeux, sortis un bras de sous les draps, tendis la main pour attraper mon ours en peluche et rejetai enfin draps et couvertures pour m'asseoir sur le bord du lit. Petite fille de trois ans, j'étais prête à me lancer à la rencontre de toutes les merveilles qui m'appelaient à l'extérieur
Dans la cour, j'entendis discuter ma mère et Olga, occupées à un travail ménager. Des raclements métalliques, des bruits d'eau, des pas qui s'éloignaient qui revenaient, toutes ces rumeurs ménagères me firent quitter le lit : il fallait que j'aille vérifier ce qui avait déjà été entrepris alors que je dormais encore.
Sortie de la moiteur des
draps, je sentis un petit frisson me parcourir le corps. De ses longs doigts, l'air frais
venait de me donner une caresse coquine. Le soleil, un ciel limpide, les chants d'oiseaux et le fredonnement
maternel titillèrent pourtant ma curiosité .
Située juste en face de la mienne, la chambre de bonne et sa petite fenêtre à hauteur de la cime de notre buddléia était un excellent poste d'observation. Les fulgurances lumineuses que le soleil avaient lancées dans cette pièce minuscule puis, à travers notre couloir central, jusque dans ma chambre traçaient une voie de clarté qu'il suffisait de suivre. Je me précipitai.
Ce fut un vrai plaisir que de poser les pieds sur le carrelage rouge, tiédi semblait-il pour mon seul plaisir. J'avançai et me laissai imprégner par cette douce chaleur. A petits pas, j'atteignis le rebord de la fenêtre et me penchai pour mieux voir.
C'était le jour de la lessive. Ma mère était là, sous la fenêtre, et s'activait autour de la grande bassine en fer galvanisé qu'elle avait installée au centre de la cour en terre battue, entre la cuisine et le buddléia nimbé d'une gaze de lumière dorée.
Les cheveux soigneusement roulés en un chignon serré, le tablier ceint autour de la taille, les mains déjà fripées par l'eau qu'elle remuait pour y dissoudre son savon de Marseille, elle s'occupait, inconsciente de l'auréole solaire qui l'entourait. Ma mère et la poésie ne vivaient pas dans un même univers.
Par contre, malgré mon jeune âge, je reçus cette vision comme un éblouissement. Vite! Il fallait que je fasse partie de ce petit bonheur matinal, que je m'intègre dans ce tableau. Je fis demi-tour, chaussai mes petites pantoufles de feutre rouge, longeai le couloir à pas pressés et descendis les escaliers, tenant les barreaux de la rampe et d'une démarche précautionneuse qui n'ose abaisser un pied avant qu'il n'ait été rejoint par son jumeau.
Enfin! La marche la plus basse fut atteinte et je sautai dans la fraîcheur du hall d'entrée. Qu'importait cette fraîcheur, j'ouvris la porte du jardin et plongeai sans le moindre recul dans ce soleil qui avait pris possession de notre domaine de jeux.
Holà! Pas si vite, jeunesse impétueuse! Le fond de l'air était encore frais et l'injonction maternelle arrêta net mon élan. Avant le moindre petit baiser, ma mère, toujours horriblement soucieuse de notre santé, m'intima l'ordre d'aller me couvrir.
Image même du Commandeur chargé de réfréner les désordres du monde, elle se dressait auprès de la bassine. Tenant d'une main la longue spatule de bois blanc pour mélanger le linge dans l'eau savonneuse et, de l'autre main, le petit sac de coton bien ficelé contenant le bleu Reckitt qui servirait à donner leur éclat aux draps blancs, elle ne m'inspira aucun désir de regimber.
J'inversai mon avancée, battis en retraite dans le vestibule et partis, fébrile, à la recherche d'un gilet ou d'une veste plus chaude. Ne trouvant rien à enfiler sur ma robe de nuit, j'avisai, accroché au portemanteau, le manteau en peau de lapin que j'avais porté tout l'hiver. Ah!!! avec ça, pas question d'avoir froid ! Ma mère serait contente.
Effectivement, ma réapparition dans le jardin provoqua cette fois une avalanche de baisers juteux et les questions habituelles : «Avais-je bien dormi?», «Est-ce-que je voulais manger maintenant?», «Un coco tout chaud me ferait-il plaisir?». Non, rien n'allait me faire plus plaisir que d'admirer le jardin dans sa splendeur matinale et sa lumière dorée. Je me contentai de répondre : «Non, merci» à chaque question et, tournant autour de la bassine et de sa lessive, je cherchai à admirer le buddléia en fleur.
Ce buddléia était un des éléments merveilleux de notre jardin. Haut jusqu'à la toiture, large du tiers de notre cour, en cette fin de printemps, il ployait sous le poids de ses thyrses mauves. La couleur de chaque fleur n'avait d'égale que le parfum qu'elle dégageait. Sucré, enivrant, envahissant les pièces de la maison dès le lever du soleil jusqu'à son coucher et même la nuit. Ce parfum ne se contentait pas de nous attirer ma sœur et moi, il attirait aussi des dizaines de papillons et des insectes par centaines. Le bruissement qui en résultait donnait alors l'impression que notre arbre allait entrer en lévitation et s'élever dans le ciel à la force des milliers d'ailes qui formaient un filet intangible de sa cime à sa base. En somme, un havre de bonheur pour les six pattes et les deux jambes.
C'est au moment où je me pâmais de plaisir devant tant de beauté que retentit dans la maison la sonnerie du téléphone. Ma mère déposa la spatule dans l'eau bleutée et mousseuse de la bassine, me confia le petit sac de bleu et partit, pressée, en s'essuyant les mains aux pans du tablier.
Quelle merveille! Mon regard pouvait maintenant embrasser l'ensemble des branches, des fleurs et des papillons sans aucun obstacle.
Enfin presque! J'étais un chouïa trop près des branches les plus basses. Qu'à cela ne tienne. Un petit pas en arrière ou deux puis trois allaient me permettre une vision plus complète. Et je reculai, reculai encore et toujours. Dans ma pâmoison artistique, j'avais oublié qu'une bassine remplie d'eau savonneuse trônait au milieu de la cour, face à mon admirable buddléia. A trois ans, on ne peut tout envisager dans un même instant.
PLOUF! Je culbutai, fers en l'air et passai de la fraîcheur tendre de ce début de matinée à la tiédeur soyeuse de l'eau savonneuse, de la caresse délicate de la brise matinale à l'éclatement des bulles irisées qui s'élevèrent alors de la bassine. La béatitude de la contemplation se transforma en une immense angoisse.
Ce recul gourd et stupide avait provoqué un choc thermique suivi d'un choc psychologique bien plus important encore. En une fraction de seconde, la fillette heureuse était devenue une épave lamentable qui, sortie du bain forcé, demeura sans réaction, la bouche ronde et les yeux écarquillés face au danger qui approchait : par la porte restée ouverte sur le cœur de la maison, au fur et à mesure de leur avancée, les pas de ma mère se faisaient entendre avec de plus en plus de netteté.
Les bras ballants, je baissai le regard vers mon manteau : il dégoulinait d'eau et de mousse. Un vieux chat mort, voilà à quoi je ressemblais à cet instant. Pendouillant d'une manière lamentable, les poils de la fourrure étaient en berne et formaient autour de ma carcasse transie une dépouille animale lamentable d'où s'égouttaient, perle à perle, les moirures de la lessive. Seule, la capuche en forme de tête de chat avait échappé au désastre et dressait, ultimes vestiges, des poils brillants et secs autour de ma figure consternée. Les deux fausses oreilles pointaient vers un ciel qui avait viré à la mélancolie et semblaient déjà narguer les reproches qui arrivaient à grandes enjambées.
Un troisième choc m'atteignit alors. Ma mère, au lieu de hurler à la vue de la fourrure détrempée, partit d'un immense éclat de rire qui n'en finit pas de faire vibrer mes tympans. Elle riait alors que j'étais transie. Elle riait quand je voulais disparaître sous terre. Elle riait dans la lumière du matin, dans le parfum du buddléia, entourée du vrombissement des insectes et du vol des papillons. Je la voyais, secouée par cette joie immense qui venait de l'envahir et je n'arrivais pas à imaginer que cette explosion de gaieté fût réelle.
Pour moi, cette journée qui avait commencé de façon lumineuse avait maintenant sombré dans un stress profond. Mes visions idylliques du jardin voguaient à la dérive de l'eau savonneuse et il faudrait de nombreux baisers et encore plus d'encouragements pour que j'arrive à conjurer mon chagrin et, débarrassée des vêtements mouillés, que je revienne auprès de la bassine pour recommencer à admirer notre arbre à papillons.
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