Les cheveux non coiffés
Depuis
son mariage, ma mère avait toujours
materné mon père. C'était des recherches quotidiennes pour lui
préparer les petits plats qu'il aimait, pour trouver à Bruxelles
les livres nécessaires à son bonheur ou pour organiser la gestion
financière du ménage. Ainsi donc, face aux détails de la vie
courante, Franz se trouvait-il assez démuni de sens pratique. Il
n'était pas toujours évident pour lui de résoudre un problème
ménager simple alors que, durant des heures, il pouvait expliquer
les auteurs grecs et latins ou développer des analyses de textes
philosophiques devant un panel de connaisseurs.
Lors
de notre séjour à Briançon, quelques mois après notre
installation, les gros nuages d'un manque d'argent assombrirent le
quotidien. Les rentrées financières nécessaires à couvrir les
dépenses inhérentes à notre vie dans l'hôtel trop luxueux choisi
par ma mère devinrent insuffisantes. Comme il était absolument
nécessaire que mon père restât pour suivre son traitement au Sana
de l'Ours, il fut donc décidé que ma mère rentrerait seule en
Belgique pour trouver une solution adéquate tandis que lui vivrait
avec moi à l'Hôtel Sémiond.
Ce
ne fut pas une tâche simple que ma mère lui confia là. J'étais
une petite fille gâtée et capricieuse et l'absence d'une main
féminine transforma chaque matin en Bérézina de la coiffure.
Mes
cheveux, à cette époque, étaient très longs. Blonds, fins et
indisciplinés. De longues queues de rats qui s'entortillaient en
nœuds diaboliques pour un oui, pour un non et surtout quand on
oubliait de les tresser avant le coucher. Très jolis à voir quand
ils étaient bien brossés, mais, non coiffés durant plusieurs
jours, ils ressemblaient aux pousses d'un champ en jachère.
Dès
mon lever, après m'avoir débarbouillée et avoir choisi des
vêtements propres, mon père prenait le peigne, la brosse et,
s'armant de son sourire le plus engageant, m'asseyait sur le lit
près de la fenêtre. Dans la transparence de la lumière
ensoleillée des montagnes, il tentait alors de donner à ma tête
un petit air civilisé.
Avant
même que la brosse ou le peigne ait atteint ma chevelure, je me
cabrais déjà et les plaintes commençaient. Le peigne n'était
jamais le bienvenu, il eut mieux valu n'utiliser que la brosse mais
mon père n'était pas au fait de cette fine pratique.
Les
premières récriminations se changeaient vite en cris et en pleurs
Consciencieux, mon père insistait; je répliquais, les protestations
allaient en s'amplifiant. Comble de l'erreur, loin de connaître les
arcanes d'un démêlage en règle, il commençait par attaquer les
nœuds à la base pour les faire avancer vers les pointes, utilisant
ainsi la meilleure technique pour rendre l'emmêlement encore plus
irréductible.
Si,
par bonheur, une femme de chambre occupée
dans notre couloir comprenait la situation dans laquelle se trouvait
le pauvre professeur Moreau, elle frappait, proposait ses
services et venait assez vite à bout de la situation malgré mes
larmes. Dans le cas contraire, le Figaro familial, après deux ou
trois minutes de cris et de reniflements, déposait peigne et brosse
et tentait, avec une patience mêlée de rancœur, de m'expliquer
que, se promener avec une tête aussi mal coiffée n'était pas
envisageable dans cet hôtel chic. Rien n'y faisait, j'avais une âme
de souillon et la qualité de notre hôtel m'importait peu.
Mon
père, tiraillé entre l'envie de sortir au soleil, d'aller humer
l'air des montagnes, de marcher dans les crissements de la neige et
la honte de promener une fillette hirsute, recourait à la seule
solution existant : un petit bonnet en laine rouge.
Il
abandonnait donc la lutte jusqu'au lendemain, nous chaussions nos
après-ski en peau de phoque et enfilions nos anoraks. Félicité
suprême, mes cheveux emmêlés en une grosse pelote étaient enfouis
dans le petit bonnet rouge et nous partions, main dans la main à la
découverte du monde "briançonnais".
La
descente des escaliers qui nous menait de notre chambre au hall de
réception s'effectuait avec, petit à petit, la disparition de la
félicité et la montée en puissance du remords enfantin : j'avais
été très désagréable et capricieuse comme d'habitude et
maintenant, il fallait se fondre dans la clientèle de l'hôtel sans
se faire remarquer.
L'étape
la plus dangereuse à franchir était ce grand hall brillant. Trop
de lumière, trop de clients en baguenaude, trop de skieurs prêts à
monter vers les pistes neigeuses. Là, rien ne pouvait passer
inaperçu, me semblait-il. Cette grosse boule qui poussait mon
bonnet rouge vers le haut allait-elle sembler normale? Mon père
n'allait-il pas être abordé par l'un des gérants de l'hôtel
curieux de la déformation?
Lui,
pris semblait-il par les mêmes angoisses, allongeait le pas et,
finalement, nous franchissions les portes de la liberté avec un
soupir de soulagement.
Une
petite fille de six ans découvrait ainsi qu'il était bien plus
important d'aller admirer la nature montagnarde que d'admirer une
chevelure bien tressée.
Ce
ne dut pas être l'avis de ma mère lorsqu'elle revint de Belgique
et qu'elle découvrit, après quinze jours d'absence, que la fée
montagne avait transformé sa blonde fillette en une botte de foin
hirsute.
Ma
mémoire défaillante ne me permet pas de raconter la suite des
événements. Ce dut être un mélange de gémissements réprobateurs
et de cris de douleur. Douloureuse, certes, la remise en état de
mes cheveux dut l'être car aucune paire de ciseaux ne vint jouer un
rôle réparateur dans cette anecdote de l'Hôtel Sémiond.
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