dimanche 21 juillet 2013

Souvenirs d'enfance (11) Les cheveux non coiffés

Les cheveux non coiffés

Depuis son mariage, ma mère avait toujours materné mon père. C'était des recherches quotidiennes pour lui préparer les petits plats qu'il aimait, pour trouver à Bruxelles les livres nécessaires à son bonheur ou pour organiser la gestion financière du ménage. Ainsi donc, face aux détails de la vie courante, Franz se trouvait-il assez démuni de sens pratique. Il n'était pas toujours évident pour lui de résoudre un problème ménager simple alors que, durant des heures, il pouvait expliquer les auteurs grecs et latins ou développer des analyses de textes philosophiques devant un panel de connaisseurs.
Lors de notre séjour à Briançon, quelques mois après notre installation, les gros nuages d'un manque d'argent assombrirent le quotidien. Les rentrées financières nécessaires à couvrir les dépenses inhérentes à notre vie dans l'hôtel trop luxueux choisi par ma mère devinrent insuffisantes. Comme il était absolument nécessaire que mon père restât pour suivre son traitement au Sana de l'Ours, il fut donc décidé que ma mère rentrerait seule en Belgique pour trouver une solution adéquate tandis que lui vivrait avec moi à l'Hôtel Sémiond.
Ce ne fut pas une tâche simple que ma mère lui confia là. J'étais une petite fille gâtée et capricieuse et l'absence d'une main féminine transforma chaque matin en Bérézina de la coiffure.
Mes cheveux, à cette époque, étaient très longs. Blonds, fins et indisciplinés. De longues queues de rats qui s'entortillaient en nœuds diaboliques pour un oui, pour un non et surtout quand on oubliait de les tresser avant le coucher. Très jolis à voir quand ils étaient bien brossés, mais, non coiffés durant plusieurs jours, ils ressemblaient aux pousses d'un champ en jachère.
Dès mon lever, après m'avoir débarbouillée et avoir choisi des vêtements propres, mon père prenait le peigne, la brosse et, s'armant de son sourire le plus engageant, m'asseyait sur le lit près de la fenêtre. Dans la transparence de la lumière ensoleillée des montagnes, il tentait alors de donner à ma tête un petit air civilisé.
Avant même que la brosse ou le peigne ait atteint ma chevelure, je me cabrais déjà et les plaintes commençaient. Le peigne n'était jamais le bienvenu, il eut mieux valu n'utiliser que la brosse mais mon père n'était pas au fait de cette fine pratique.
Les premières récriminations se changeaient vite en cris et en pleurs Consciencieux, mon père insistait; je répliquais, les protestations allaient en s'amplifiant. Comble de l'erreur, loin de connaître les arcanes d'un démêlage en règle, il commençait par attaquer les nœuds à la base pour les faire avancer vers les pointes, utilisant ainsi la meilleure technique pour rendre l'emmêlement encore plus irréductible.
Si, par bonheur, une femme de chambre occupée dans notre couloir comprenait la situation dans laquelle se trouvait le pauvre professeur Moreau, elle frappait, proposait ses services et venait assez vite à bout de la situation malgré mes larmes. Dans le cas contraire, le Figaro familial, après deux ou trois minutes de cris et de reniflements, déposait peigne et brosse et tentait, avec une patience mêlée de rancœur, de m'expliquer que, se promener avec une tête aussi mal coiffée n'était pas envisageable dans cet hôtel chic. Rien n'y faisait, j'avais une âme de souillon et la qualité de notre hôtel m'importait peu.
Mon père, tiraillé entre l'envie de sortir au soleil, d'aller humer l'air des montagnes, de marcher dans les crissements de la neige et la honte de promener une fillette hirsute, recourait à la seule solution existant : un petit bonnet en laine rouge.
Il abandonnait donc la lutte jusqu'au lendemain, nous chaussions nos après-ski en peau de phoque et enfilions nos anoraks. Félicité suprême, mes cheveux emmêlés en une grosse pelote étaient enfouis dans le petit bonnet rouge et nous partions, main dans la main à la découverte du monde "briançonnais".
La descente des escaliers qui nous menait de notre chambre au hall de réception s'effectuait avec, petit à petit, la disparition de la félicité et la montée en puissance du remords enfantin : j'avais été très désagréable et capricieuse comme d'habitude et maintenant, il fallait se fondre dans la clientèle de l'hôtel sans se faire remarquer.
L'étape la plus dangereuse à franchir était ce grand hall brillant. Trop de lumière, trop de clients en baguenaude, trop de skieurs prêts à monter vers les pistes neigeuses. Là, rien ne pouvait passer inaperçu, me semblait-il. Cette grosse boule qui poussait mon bonnet rouge vers le haut allait-elle sembler normale? Mon père n'allait-il pas être abordé par l'un des gérants de l'hôtel curieux de la déformation?
Lui, pris semblait-il par les mêmes angoisses, allongeait le pas et, finalement, nous franchissions les portes de la liberté avec un soupir de soulagement.
Une petite fille de six ans découvrait ainsi qu'il était bien plus important d'aller admirer la nature montagnarde que d'admirer une chevelure bien tressée.
Ce ne dut pas être l'avis de ma mère lorsqu'elle revint de Belgique et qu'elle découvrit, après quinze jours d'absence, que la fée montagne avait transformé sa blonde fillette en une botte de foin hirsute.


Ma mémoire défaillante ne me permet pas de raconter la suite des événements. Ce dut être un mélange de gémissements réprobateurs et de cris de douleur. Douloureuse, certes, la remise en état de mes cheveux dut l'être car aucune paire de ciseaux ne vint jouer un rôle réparateur dans cette anecdote de l'Hôtel Sémiond.


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