La
bombe atomique
Crédit photos : banque d'images : explosions atomiques |
Quelques
années après les récitals de Madame Shaefener, il y eut celui de
ma sœur qui, lui, fut inclus dans tout un spectacle.
Les
deux bombes atomiques américaines venaient de tomber sur le Japon
tuant des milliers de civils et amenant la capitulation de ce pays.
Qu'à
cela ne tienne, le monde occidental n'était pas prêt, dans un
premier temps, à pleurer les morts de l'Orient et une chanson fit
florès sur les ondes radiophoniques. Je ne me souviens plus du
titre mais il y était bien question de ces fameuses bombes :
"C'est
la bombe atomique
Une bombe fantastique
...la, la, la, la, la, la..."
Bon,
c'est vrai, je n'ai retenu que les deux premières phrases de cette
chanson stupide mais il faut tenir compte du fait que, en 1946 (ou
47?), j'avais à peine trois ans.
Ma
sœur fit ses choux gras de l'événement et de la chanson, s'en
empara et organisa une représentation à Quaregnon. Prise par
l'euphorie de la fin de la guerre et déjà artiste dans l'âme,
elle monta un petit spectacle destiné aux seuls membres de notre
famille et aux amis les plus intimes. Nous fûmes donc sauvés du
déshonneur, les amis très intimes étant peu nombreux chez mes
grands-parents.
Dans
la petite pièce qui servait à entreposer le réservoir d'alcool
dénaturé et les produits chimiques de mon grand-père, se trouvait
une ancienne table tout en longueur. Sur cette table, ma sœur créa
un paysage désolé fait de cailloux, de touffes d'herbe et de
petites branches sèches au milieu desquels serpentait un sentier de
sable fin. A l'entrée du sentier, une poussette dans laquelle
dormait un minuscule bébé en celluloïd attendait les trois coups
annonciateurs du début du spectacle.
Chacun,
convié de vive voix à la représentation, avait été prié
d'apporter son siège. Et la journée, pour les adultes, ne fut plus
qu'une longue attente du soir. Pour moi, cobaye très consentante,
je fis partie de toutes les répétitions de l'après-midi.
La
nuit tombée, nous arrivâmes donc à la queue leu leu, les bras
encombrés qui d'une chaise, qui d'un tabouret et moi, suant sous le
poids, de mon petit «passet»*. Après avoir déposé une obole
dans une petite assiette placée au coin de la table (à cette
occasion, ma sœur n'avait pas perdu le Nord), nous nous installâmes
en rang d'oignons, face à la table, dos au réservoir d'alcool, tous
un peu coincés dans l'étroit local mais satisfaits d'avoir été
invités.
La
joie d'assister à ce spectacle me donnait des fourmis dans l'estomac
tout comme si j'avais été invitée au Théâtre royal de Mons.
Imaginez l'atmosphère créée par Danielle : les invitations
personnelles, l'attente de la nuit, les répétitions auxquelles
j'avais pu assister, quelques bougies installées aux points
stratégiques de la table... Je fus sur des charbons ardents bien
avant les trois coups.
Pom!...
Pom!... Pom!... L'éclairage traditionnel s'éteignit et ne resta
que la douce lumière jaunâtre des bougies. Le spectacle commença.
Nous retînmes notre souffle pour mieux entendre la voix enfantine
de ma sœur qui s'éleva dans un silence absolu :
«C'est
la bombe atomique... »
De
deux doigts fermes, elle empoigna le guidon de la poussette et la fit
avancer sur le sentier sablonneux jusqu'à la placer au milieu du
paysage. La chanson accompagna l'avancée du petit véhicule sans
une faute de modulation. Le moment que j' attendais avec impatience
arriva alors. Mon aînée lâcha la poussette et se plaça de côté
afin que personne ne perdît rien du moment fort de son spectacle.
Elle empoigna l'un des cailloux du paysage et, «net comme
torquette»**, avec une précision diabolique due aux nombreuses
répétitions de l'après-midi, laissa tomber sa pierre du plus haut
qu'elle put sur la poussette et son bébé. La «fantastique»
bombe atomique venait d'atteindre notre minuscule espace
quaregnonnais.
La
chanson continua. Poussette culbutée, bébé sautant en l'air sous
l'effet du souffle, paysage en partie détruit, je restai en extase.
C'était vraiment le moment sublime que j'avais attendu à chaque
répétition et lors de cette première. Le clou, quoi!
Mais
quel clou sur la croix de l'humanité ! Ni ma sœur ni moi n'étions
alors en mesure de comprendre ce que cette bombe atomique
représentait comme horreur en milliers de morts et en technologie
qui empoisonneraient de nombreuses générations sur la terre
entière.
Quant
à notre famille présente, tout aussi indifférente que nous au
drame qui s'était joué au Japon, elle applaudit le spectacle à qui
mieux mieux. Les bravos fusèrent de toutes les bouches. Le Grand
Ernest, invité d'honneur, vint embrasser la metteuse en
scène-chanteuse. Malgré tout, les serrements de mains et les
accolades ne firent pas partie du délire et il n'y eu ni rappel ni
ovation debout. Cela manqua un peu mais il fallait bien que chacun
aille ranger son siège et retourne à ses occupations du soir. Mes
grands-parents se félicitèrent d'avoir une descendante aussi
imaginative. Ma sœur put se rengorger et empocher ses quelques
piécettes de monnaie.
Ce
n'est que bien des années plus tard que j'appris que notre petite
réjouissance familiale s'était appelée ailleurs Hiroshima et
Nagasaki.
*Un
petit passet : un petit escabeau en bois d'une seule marche
**Net
comme torquette : sans ambiguïté
Sur
Internet, j'ai trouvé ces paroles mais je ne suis pas certaine
qu'elles soient conformes à la chanson de l'époque.
«
C'est la bombe atomique
Ce
n'est pas du trafic Chez les Japonais
C'est
une chose magnifique Elle a bien sonné
Qui
vient de l'Amérique Deux bonbons on leur donne (?)
Ils
ont capitulé... »
Une
précision de taille quand même :
Mes
parents ne participèrent en rien à ces festivités et je pense que
mon père se serait opposé à ce genre de spectacle.
Voici
un extrait de courrier qu'il envoya à l'un de ses amis fin des
années 40
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