jeudi 5 juin 2014

Souvenirs d'enfance (28) :" Lily Marlène" revu et corrigé

Commençons par ces quelques rares souvenirs de notre famille durant une triste période. C'est à l'honneur, ces jours-ci.
A la mobilisation, mon père choisit de s'engager dans la cavalerie
Ici, avec ma mère devant la maison de mes grands-parents à Quaregnon
1939, la mobilisation


La guerre les avait séparés. Il leur restait le courrier.
S.M. à la place du timbre signifie Service Militaire.
Le militaire ne devait pas payer son timbre.
Ce courrier a été envoyé avant 1943 car, d'après la distribution
des baisers, je n'étais pas encore née.
Petit moment de détente à Ostende

La suite se situe après la guerre...
Résistance à Quaregnon


La guerre venait de toucher à sa fin. Ma sœur, âgée de sept ans avait suivi les événements comme tout enfant, comprenant certains faits, en éludant d'autres. Une chose est sûre, elle avait bien compris que la chanson «Lily Marlène» revue et corrigée par l'esprit borain toujours frondeur, était interdite d'interprétation publique. Était-ce la taquinerie contre Hitler ou la grossièreté des paroles qui avait jeté le discrédit sur cet air populaire ? Allez savoir ! 
Qu'à cela ne tienne, ma sœur décida de mémoriser les paroles et d'en être l'interprète attitrée au sein de notre famille. On peut être très jeune et, cependant, partie prenante dans un mouvement de résistance. Bien entendu, aucun espoir de pouvoir être acceptée dans une filière adulte. Elle créa donc son propre mouvement..
Égoïste, elle ne l'était pas et m'introduisit rapidement dans son réseau. C'est ainsi que, vers trois ans, je devins le second membre de «Chansons et Résistance». A nous deux, nous allions expulser les derniers ennemis de la Place de la Gare à Quaregnon.
Chanson interdite dans les rues donc interdite aussi dans le magasin de nos grands-parents et, suite évidente, dans la cuisine familiale où un visiteur, entré à l'improviste, aurait pu l'entendre. Cela, c'était l'explication donnée par mon aînée pour mieux m'entraîner à l'extérieur de l'habitation vers le jardin et, ensuite, vers un petit grenier désaffecté. Mais où donc, elle-même, l'avait-elle entendue, cette chanson ? A cette époque, l'esprit d'investigation n'était pas mon fort et je ne posai aucune question.
Les fins de matinées ensoleillées, Danielle, prenant son air le plus innocent, me saisissait la main, traversait la cuisine, l'arrière-cuisine et, arrivée dans le petit jardin de notre grand-père, jetait un dernier regard pour vérifier si personne ne nous voyait. M'incitant à avancer plus vite , elle ouvrait la porte donnant accès au grenier et m'y poussait prestement.
La porte fermée, il fallait alors escalader un étroit escalier de meunier qui s'élevait sur la gauche. La tâche était ardue. Mes petites jambes peinaient à gravir des marches trop élevées. Danielle, tout entière prise par son désir de résistance chantée, me prenait dans ses bras et, soufflant, ahanant, arrivait à me hisser jusqu'à un petit grenier normalement interdit à nos jeux. En effet, le sol en pente, formé de voussettes de briques rouges, présentait un danger certain d'effondrement si nous avions sauté dessus. Bon, tant qu'à faire de l'opposition à l'ennemi, nous pouvions également frôler le danger!
Prudente quand même, ma sœur prenait soin de m'asseoir à l'extrémité supérieure du sol, contre le mur où le risque de cassure était moindre. Là, elle m'intimait l'ordre de ne plus bouger si je ne voulais pas traverser le plafond. La menace était formulée avec une telle précision, la chute possible m'était décrite avec tant de détails que j'en retenais ma respiration. 
Si l'attrait de la désobéissance était un régal pour «la grande», il pouvait l'être aussi pour «la petite». Je découvrais la transgression des interdits et, dans ce domaine, l'enseignement de mon aînée pouvait être coté «hors ligne».
L'installation terminée, Danielle prenait alors place en face de moi, à l'autre extrémité des voussettes et là, choisissant ses effets de bras, de jambes, d'ondulations du ventre, elle commençait à chanter sur l'air de «Lily Marlène» :

« Derrière la caserne, un soldat allemand
Faisait sentinelle comme un fainéant.
Je lui d'mandai : «Pourquoi pleures-tu?»
y m'répondit : «Nous sommes foutus,
Hitler a n'broque* à s'cul,
Hitler a n'broque à s'cul ».

La chanteuse effectuait alors une révérence digne des plus grandes divas et j'applaudissais des deux mains. Le spectacle était toujours magnifique et j'en avais chaque fois pour mon argent imaginaire.
Nous redescendions du petit grenier, couvertes de poussière de brique rouge et avec, dans les cheveux, quelques toiles d'araignées qui, inévitablement nous dénonçaient aux yeux inquisiteurs de notre grand-mère. Je ne me sentais pas concernée par les remontrances qui suivaient notre retour au rez-de-chaussée. Le spectacle valait les réprimandes et, après tout, c'était quand même ma sœur qui se « faisait attraper». Il est vrai qu'avec mes trois ans, on pouvait difficilement me reprocher d'avoir gravi un escalier dans lequel il avait fallu me hisser à la force du poignet.
Si nos montées au grenier ne furent pas admises, notre réseau de résistantes en herbe ne fut pas découvert en tant que tel ce qui nous fit échapper à une arrestation musclée au grand soulagement de ma sœur qui n'aurait probablement pas aimé m'entraîner dans sa chute.
L'arrivée des Américains, leurs distributions de friandises et l'effervescence qui s'ensuivit mirent fin à nos mini-spectacles. Danielle avait trouvé un nouveau terrain pour briller : elle effectuait le transport des chewing-gums à la cannelle et des plaquettes de chocolat entre les Américains et notre famille.
Ce qu'elle n'alla pas chanter sur tous les toits, ce qui fut une immense honte pour mes grands-parents lorsqu'ils l'apprirent, c'est que, entraînée par son amour immodéré pour les sardines (eh oui! Il n'y avait pas que le chant pour meubler sa vie), elle se faufilait de temps à autre dans la file des enfants nécessiteux pour obtenir une petite assiettée de ces poissons huileux distribués une fois par semaine dans notre quartier par un pasteur et sa femme. Autant j'aimais les « chiclés » à la cannelle, autant les sardines d'après-guerre faisaient ses délices. Là aussi, la répression grand-parentale intervint.
Quaregnon, enfin, put recommencer à vivre dans la paix, l'honneur et la reconstruction de ses ruines.



*Une broque : en patois borain, une pince à linge



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