Chaque
année, ma mère relevait un véritable défi : emmener toute la
famille en Savoie durant les deux mois des congés d'été. Chaque
année, grâce à son opiniâtreté, le défi était gagné.
Dans
l'organisation du voyage, un rôle très important était dévolu à
mon père : choisir le lieu du séjour....
A
l'époque,
partir en vacances, quand on ne possédait pas de véhicule,
demandait une organisation qui ne laissait rien au hasard. Fourmi
laborieuse, ma mère employait toute son énergie à préparer les
bagages, acheter les billets de train, prévoir les correspondances,
contacter les hôtels ou les pensions de famille, confirmer
les
réservations pour la halte annuelle à Paris, ne pas oublier les
chapeaux de paille de ses filles et le filet à papillons de son mari
Ouf! Après toutes ces démarches, elle aurait pu avoir fait sa
part de travail et se dire : «Maintenant, à lui!»
Que
nenni! En route vers la gare de Mons, c'était elle qui portait les
valises, qui, entre les correspondances, calculait le temps imparti
et, sur les quais, surveillait le comportement de ses filles. Mon
père suivait, le filet à papillons sous un bras et des livres
récemment achetés sous l'autre. Une sorte de casque colonial en
paille vissé sur la tête, notre Tartarin- poète, partait pour les
Alpes.
A
la sainte Trinité, épouse, mère, femme, incombait le bon
déroulement du voyage, du départ de Maisières jusqu'au lieu
d'arrivée quel qu'il fut. C'est pourquoi, de temps à autre, une
longue écharpe de stress, de grincements de dents et de mauvaise
humeur flottait derrière notre petite famille en route vers les
sommets.
Pourtant,
ce rôle d'organisatrice, ma mère ne l'aurait cédé à personne
même pas, je crois, pour le coût global des deux mois de vacances.
Elle aimait ce rôle de femme pleine de ressources qui lui
permettait, mine de rien, de dominer une famille un peu trop bohème
en d'autres temps. Aucun des côtés prosaïques de la vie ne
devait venir gêner son mari et elle s'y employait avec vigueur.
La-dessus, que chacun marche au pas. Si, pour cela, il fallait
porter des tonnes de bagages, elle le faisait sans hésiter.
Une
année, après le passage de la frontière, j'avais quitté notre
compartiment pour me promener dans le couloir, donner libre cours à
mon exubérance et voir le paysage mieux à mon aise. Après
quelques allers et retours, j'avais obtenu l'autorisation d'un
voyageur de monter sur sa valise et, les coudes appuyés à la longue
barre en cuivre courant le long de la fenêtre, j'admirais la mer des
vignes champenoises. Oui, une vrai mer que cette étendue verte qui
moutonnait aussi loin que pouvait porter le regard . A
l'émerveillement provoqué par ces vagues immobiles était venu
s'ajouter celui d'un coucher de soleil beau à couper le souffle.
Tout le ciel s'était drapé dans des dégradés chauds de rouges et
d'orange et l'horizon dégagé apportait à ces couleurs une
dimension extraordinaire.
Perdue
dans ma contemplation, je vis brusquement apparaître une bouteille
énorme, immense, qui, partant du milieu des vignes, touchait le ciel
de son gros bouchon à muselet. Sa hauteur inattendue me laissa
sans voix. Jamais je n'avais vu de bouteille aussi impressionnante.
Mais à quoi pouvait bien servir un tel modèle? Je ne demandai
rien à personne et, toujours appuyée à la main-courante en cuivre,
je me mis à réfléchir intensément. Il devait y avoir une réponse
à ce gigantisme. Et brusquement vint la compréhension : Pour
«mettre Paris en bouteille»! J'avais souvent entendu mes parents
utiliser cette expression et n'avais jamais compris comment il était
possible de placer cette ville pleine de rues, de musées et d'hôtels
dans une bouteille.
«Tout
vient à point à qui sait attendre». Et bien ,voilà, j'avais
attendu et la réponse se dressait maintenant sur fond de ciel en feu
: une bouteille de champagne géante. Un grand contentement
m'envahit, je venais de résoudre l'une des énigmes qui perturbaient
ma jeune compréhension des choses de la vie.
Après
cette découverte non négligeable, je pus entrer dans un bon sommeil
réparateur, bercée par les «tagadag, tagadag, tagadag» lancinants
du train lancé dans la nuit.
Le
second jour du voyage, tôt le matin, ma mère m'éveillait et je
l'accompagnais, encore à moitié endormie et toute frissonnante,
dans le couloir du train où, si caractéristique des anciennes
locomotives, l'odeur âcre du charbon et de la vapeur d'eau flottait
dans l'air frisquet.
Ma
mère me hissait à la bonne hauteur. Pointant du doigt le paysage
vers la droite de la fenêtre, elle me disait alors : «Regarde, on
voit les Alpes».
La
ligne d'horizon n'était plus en accord avec le ciel, elle avait
commencé à le mordre de toute la puissance de ses dents encore
arrondies mais qui bientôt deviendraient plus pointues et
agressives.
Et qui faisait la lessive quand l'amour de sa vie chassait les papillons ? |
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