jeudi 7 avril 2022

Un exode

 

 

 Ce matin, j'écoutais une émission historique qui avait pour thème " l'exode  en France au début de la guerre de 40". En relation avec le drame ukrainien actuel.

Un souvenir survint : celui de la fuite de la population belge vers la France lorsque les Allemands commencèrent à bombarder la Belgique.

Racontée tant et tant de fois par ma mère et surtout par ma grand-mère, Alexandra,  cette épreuve subie par les membres de ma famille s'est gravée dans ma mémoire.  

En 40, bien entendu, je n'étais pas encore née mais les récits de mon aïeule possédaient une telle force que des images fantastiques se sont formées dans mon esprit et que j'en parle comme si j'avais survolé la scène, assise à l'arrière d'un stuka. 

 

Prise de panique lors de l'avancée rapide de l'ennemi, ma famille,  habitant à Quaregnon en Wallonie, empaqueta rapidement quelques produits de première nécessité  et partit à pied  en direction de la frontière proche. 

Mon grand-père, ma grand-mère, mon oncle poussant son vélo sur le porte-bagages duquel on avait rassemblé les produits à l'aide de ficelles, élastiques ou autres liens et ma mère poussant ma sœur (1 an 1/2) dans sa poussette marchèrent encore et encore. Ils s'étaient mêlés à la longue colonne de fuyards qui tentaient de gagner le nord du pays voisin. 

 

Cette matinée-là, ciel bleu, grand soleil, la route les avait menés entre des champs bordés de quelques saules têtards lorsque, dans le ciel, l'aviation allemande surgit et commença à mitrailler la longue colonne des marcheurs, passant et repassant quasi en rase-motte au-dessus  de ces êtres paniqués, envoyant ad patres nombre d'entre eux . 

Ma mère, affolée au-delà de toute description possible, prit ma sœur dans ses bras, rejeta la poussette dans un fossé et s'enfuit dans les champs, avec l'espoir d'échapper à ce massacre ignoble.  

Ma grand-mère, restée à l'arrière des membres de la famille, comme le berger suit son troupeau, avait gardé la tête froide. Lorsqu'elle vit la fuite épouvantée de sa fille à travers herbes et arbrisseaux, elle comprit que le drame allait s'aggraver si la raison perdait pied chez l'une d'entre eux. Elle rattrapa donc la poussette et se mit ensuite à l'abri. Derrière un arbre ? Dans le fossé ? Je ne sais. 

Lorsque l'aviation allemande disparut à l'horizon et que les survivants comprirent que l'ennemi leur laissait un répit, les familles touchées purent pleurer leurs morts; pour les autres, la marche pouvait reprendre; la colonne se reforma, ma mère revint, tremblante, blême, serrant ma sœur dans ses bras et prête à repartir dans les terres en courant s'il le fallait. 

C'est alors que ma grand-mère intervint assez sévèrement pour morigéner sa fille : peut importait les heures de marche ou les distances qui les attendaient encore, elle ne pourrait faire de nombreux kilomètres en tenant son enfant dans ses bras. Elle risquait de s'épuiser vite et donc de ralentir la marche de la famille. 

Alexandra tendit la poignée de la poussette à ma mère, prit elle-même ma sœur  dans ses bras afin d'aider ma mère à se calmer et la marche reprit.  

 

Combien de jours marchèrent-ils et jusqu'où ? Je n'ai pas non plus de réponse à ces questions. 

 

Bien des horreurs devaient encore les accompagner. 

Celle-ci marqua particulièrement Alexandra :  dans les prairies, les vaches abandonnées depuis plusieurs jours par certains éleveurs en fuite. 

Cette âme, ferme lorsqu'il s'agissait de protéger sa famille, pouvait faire preuve d'une grande sensibilité à d'autres moments. Ces vaches que plus personne n'était venu traire, les pis gonflés et tendus à exploser, mugissant de douleur dans les prairies, elle ne pouvait les oublier. C'était alors avec des arrêts et des vibrations tragiques dans la voix qu'elle nous en parlait. 


Le dernier élément de cet exode qui me fut raconté est que ma grand-mère, toujours elle, décréta que cette marche, commencée dans la panique, était absurde et ne les mènerait nulle part. Où trouveraient-ils de l'aide n'ayant pas de famille où se réfugier dans la région proche de la frontière ? 

C'est donc elle qui décida que cette fuite devait prendre fin. Elle fit faire demi-tour au petit groupe et le fit rentrer à Quaregnon. 

La marche s'inversa et tout le monde y survécut. 

 

Lorsqu'elle nous racontait cette mini épopée, Alexandra aimait y ajouter un élément totalement incongru par rapport au drame qui s'était joué pour tant de personnes  : le chien de l'un des voisins, ayant été emmené lors de l'exode, fut perdu en territoire français au grand désespoir des maîtres. Des semaines après le retour de ces personnes à Quaregnon, on vit revenir le chien, hâve, les pattes tremblotantes.  Dans sa solitude, traversant les bombardements, il avait fini par retrouver le chemin  de son logis. Alexandra, les yeux brillants d'admiration, en parlait toujours comme d'un héros de guerre méconnu.  

Parfois, je me demande si ma grand-mère n'admirait pas plus la fidélité de l'animal que le courage dont quelques personnes firent preuve lors de leur fuite en France sous les mitraillades...

Alexandra était une merveilleuse narratrice; elle n'hésitait jamais à agrémenter ses récits de quelques éléments inattendus, parfois poétiques, d'autres fois terrifiants. 

Lorsqu'elle voyait s'allumer dans les yeux de ses petites-filles les feux d'un intérêt captivant, elle avait le cœur empli de joie et aurait enchaîné récit après récit si, nuage noir détruisant toute magie,  un rappel à l'ordre de sa fille ou de son mari n'était venu ternir ces instants passionnants. 



Alexandra Prokhorova


 

  

 

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