Un souvenir cruel
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Enfant,
il ne m'arriva qu'une seule fois d'être confrontée à la réelle
pauvreté d'une famille et, lorsque cela arriva, j'étais encore
trop jeune pour prendre conscience de la chance que nous avions, ma
sœur et moi, de manger chaque jour à notre faim. Cette prise de
conscience ne vint que de nombreuses années plus tard.
La
meilleure amie de mon aînée n'habitait pas loin de chez nous.
Parfois, j'allais moi-même jusqu'à chez elle pour l'inviter à
jouer et, si O... était absente, sa maman n'hésitait pas à
m'accueillir gentiment et me permettait de m'installer dans la
cuisine pour des bavardages anodins tandis qu'elle travaillait.
Ce jour-là, midi venait de sonner et je m'étais installée dans le
petit fauteuil du père, observant la maman qui avait fait fondre un morceau de beurre dans une poêle et y cuisait un bifteck
tandis que des pommes de terre roussissaient dans l'huile d'une
lèchefrite. L'heure du repas étant arrivée, si j'avais eu un tant
soit peu d'éducation, j'aurais dû saluer et rentrer chez mes
parents mais l'odeur appétissante des fritures me retint et je
restai assise.
Le
père, bûcheron, rentra de son travail suivi par la grand-mère et
par notre amie O.... Chacun s'assit à sa place et la maman
apporta la viande qu'elle plaça dans l'assiette de son mari puis,
retournant auprès de la cuisinière, elle sortit les frites de leur
huile et les fit glisser dans la sauce formée par le beurre et le
jus de la viande restés dans la poêle. Revenue près de la table,
elle servit une portion de frites à son époux et partagea le reste
en trois parts. Je réalisai alors qu'elle-même, O... et la
grand-mère n'auraient droit qu'aux pommes de terre saucées pour
tout repas.
Cette découverte me mit mal à l'aise, je me levai , dis au revoir
et rentrai chez moi où je racontai à ma mère ce que je venais de
voir. Elle m'expliqua que le métier de bûcheron du papa était très
mal payé : l'achat de viande pour quatre était donc
impossible dans cette famille. Le père seul, qui fournissait un travail très fatigant,
avait droit à un repas complet. Les femmes mangeaient des pommes de
terre.
Autant
ma mère sembla prendre ma découverte avec philosophie et comme
allant de soi, autant cet état de fait se grava dans mon esprit
A côté de chez nous, notre amie ne mangeait pas tous les jours à
sa faim et je venais de m'en rendre compte.
Trop
jeune pour analyser en profondeur certaines inégalités sociales
révoltantes, cette acceptation maternelle de l'injustice ne me
choqua donc pas outre mesure. Et oui, il y avait des gens qui mangeaient
bien et d'autres qui n'avaient pas grand chose à se mettre sous la
dent. Apparemment, il ne fallait pas en faire tout un plat.
Après
plus de soixante ans, quand je repense à O..., se crée aussitôt
l'image d'une pré-adolescente trop pâle, à la peau presque
translucide, installée dans une petite cuisine où, sur la table
couverte d'une toile cirée, un plat de frites trône à côté du
bifteck unique destiné au père.
.....
Cette histoire se situe fin des années 40. Mais, en soixante ans, le monde me paraît être devenu encore plus cruel. En 2013, des personnes vivent dans les rues et n'ont ni frites ni bifteck à partager dans une société capitaliste où les technologies modernes explosent dans les vitrines de toutes les grandes villes du monde.
Goldman Sachs, Liliane Bettencourt et tant de leurs semblables ont-ils pensé à donner une petite obole en ce jour du refus de la misère ? S'ils ont oublié, ce n'est ni étonnant ni grave, demain sera la journée de ... ? ? ? Vous n'allez pas me croire, je viens de vérifier sur internet, demain sera la journée mondiale de la ménopause. Et dire que certaines femmes sont pauvres et ménopausées... sacrés vingt dieux ! Elles peuvent signer "pas de chance !"A se demander si toutes ces journées créées par on ne sait qui pour se donner bonne conscience ne devraient pas s'appeler uniformément "Journée des Vaches Folles" 365 jours par an. Mais, bien entendu, ce n'est que mon avis.
J'en profite pour vous conseiller un livre fameusement intéressant et bien mieux documenté que mon petit texte :
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