mardi 15 octobre 2013

Souvenirs d'enfance (14) Les champignons de mon père

Les champignons de mon père

   Dès l'arrivée de l'automne, les champignons des bois se trouvaient au menu. Mon père, grand amateur de ces pieds chapeautés, écumait alors tous les bois de notre région. Parfois seul, parfois en compagnie d'amis mycologues. A son retour, s'étalaient sur la table de la cuisine, un jour de grandes lépiotes ou des bolets, le lendemain des coprins, des lactaires ou des chanterelles. Ses apports à la cuisine maternelle étaient non exhaustifs mais..... ma mère, toujours méfiante, attendait que son époux lui ait prouvé par A plus B l'innocuité de la récolte du jour. Elle acceptait alors de les lui cuisiner mais, à ma soeur comme à moi,  nous interdisait souvent d'y toucher. C'est ainsi que  nous dûmes attendre l'âge adulte pour prendre la relève paternelle et, aidées par les livres que Franz nous avait légués, pour découvrir enfin les délices de certaines espèces.
   Attention ! Notre père n'était pas un dangereux inconscient dans ce domaine et, en mycologue averti, lorsqu'il n'était pas certain des trésors rapportés, il s'enfermait dans son bureau, sortait ses fioles de produits chimiques, ses pipettes, son microscope et entamait des recherches dont les résultats étaient soigneusement notés pour être discutés plus tard entre amis.
   Un soir, l'arpenteur des forêts apporta une magnifique quantité de pieds bleus. Alertée par la couleur, ma mère leur jeta un regard méfiant et devint très réticente quant à la cuisson de cette récolte. Sur les instances de mon père, elle les prépara malgré tout. Cependant, lorsqu'elle vit son mari dresser la table et y placer une assiette pour chaque membre de la famille, son sang ne fit qu'un tour. Il était hors de question que ses filles ingurgitent des champignons bleus qui ne pouvaient être que toxiques sinon mortels. Malgré les affirmations de mon père quant à la qualité de cette nouvelle variété, elle resta sur ses positions.
   Ce soir-là, installées autour de la table, ma sœur et moi n'eûmes donc droit qu'à la vue d'un père séditieux se régalant de sa cueillette sous les regards remplis d'opprobre d'une mère soucieuse de la survie de ses enfants. Peut-être ses pensées allèrent-elles aux vêtements de deuil qu'elle devrait porter si le repas vespéral tournait mal. Qui peut savoir ?
   Il arrivait que notre récoltant fasse un peu trop confiance à l'intelligence humaine : un printemps, lors d'une fructueuse cueillette de morilles, il voulut faire plaisir à des voisins. Charles à Sabots et sa femme nous rendaient parfois de petits services et mon père trouva normal, ce jour-là, de leur offrir une partie de sa cueillette. A toutes fins utiles, il leur expliqua que la morille est, malgré sa saveur délicieuse, un champignon qui peut causer des problèmes s'il n'est pas blanchi quelques minutes avant cuisson au beurre et s'il est mangé en trop grande quantité. Ensuite, mon père, heureux d'avoir pu rendre un plaisir pour un autre, se désintéressa du don et retourna à ses études de grec et de latin.
   Il avait présumé du self-contrôle de notre voisine qui, gourmande comme une chatte, ne tint aucun compte des conseils culinaires et avala la presque totalité du cadeau forestier, n'en laissant que juste de quoi en faire connaître le goût à son mari plus raisonnable.
     La nuit suivante fut terrible pour la pécheresse qui faillit trépasser sous les effets des rejets stomacaux comme intestinaux. Après cet incident, un grand froid s'installa entre Charles à Sabots, sa femme et notre famille d'empoisonneurs insoupçonnés. Essayez de faire plaisir à des voisins ignares !



2 commentaires:

  1. Réponses
    1. Merci pour votre appréciation (bon, je ne me renouvelle pas vraiment dans mes remerciements) car cela fait toujours plaisir.

      Supprimer