samedi 1 mars 2014

Souvenirs d'enfance (20) : La tête de ma mère

La tête de ma mère.


Le bureau de mon père, au premier étage, était la pièce la plus ensoleillée de notre maison. Deux fenêtres donnant sur le Camp de Casteau, une fenêtre et une porte fenêtre donnant sur le balcon qui surplombait le jardin offraient des entrées exceptionnelles à la lumière. Tant de fenêtres, tant de lumière avaient de quoi attirer n'importe quel enfant. J'aimais venir m'installer dans cette pièce, jouer sur le bureau paternel, me lover sur le cosy corner pour lire mes hebdomadaires de Mickey ou les albums de Tintin, compulser la collection des cartes d'oiseaux ou tout simplement rester de longues minutes à contempler la vie dans l'aquarium que mon père entretenait soigneusement.
Cette pièce était réellement le petit éden de notre demeure. C'était un réel plaisir de s'y trouver le matin quand les fenêtres ouvertes sur le jardin laissaient entrer les chants d'oiseaux et le soir quand le soleil réchauffait de ses derniers rayons les murs de tons pastel.
C'est pourtant dans ce bureau que, durant plusieurs jours, l'une des peurs les plus horribles de mon enfance prit forme.
Un ami de mes parents, Michel S... , sculpteur de son état, avait été invité à s'y installer pour modeler, en terre glaise, la tête de ma mère. Quel lieu pouvait être mieux choisi en effet ? La lumière arrivant de toute part ne pouvait qu'être bénéfique à l'élaboration de l'œuvre.
La première séance de pose se déroula sans incident précis. Pour qui connaît et comprend l'art du modelage, il aurait dû en être de même pour les séances suivantes. Ce ne fut pas le cas.
Assise au milieu de la pièce, je notais bien que ma mère, face à notre ami, ne bougeait pas et parlait très peu. Ce n'était pas dans ses habitudes, elle si bavarde et toujours si nerveuse en temps normal.
L'ami, lui, faisait voleter ses mains autour d'une masse d'une couleur terne. Par pressions et coups de pouce successifs, il transformait la matière, l'allongeait, l'aplatissait, enlevait un morceau ici pour le remettre là au gré de ce qui me semblait être sa fantaisie. Drôle de passe-temps que celui de jouer avec cette énorme matière molle et si peu attrayante !
Un premier malaise se fit jour en moi, alla en s'amplifiant, au fur et à mesure que je voyais apparaître le volume d'un nez, le creux des yeux, l'esquisse de la bouche, le modelé des oreilles. 
Plus poussée par les prémices de la peur que par une curiosité enfantine, je demandai alors ce que faisait notre ami avec cette terre grise.
Michel se retourna, étonné, me regarda et m'expliqua qu'avec ce morceau de terre, il allait réaliser le modelage de la tête de ma mère. Je compris bien que Michel venait de me parler de la tête de ma mère mais je ne compris pas   le sens du mot modelage. Cependant je ne posai pas d'autres questions et me remis à observer les deux adultes.
Maintenant, le bloc d'argile présentait les signes certains d'une première ressemblance. Je perçus alors, avec effroi, que les traits de ma mère, passant de son visage réel à l'ébauche en terre, étaient venus se poser là par je ne savais quel étonnant mystère. En une fraction de seconde, je fus persuadée que, quand le visage en terre serait terminé, ma mère, elle, n'aurait plus de visage et qu'elle ne posséderait plus qu'un corps sans tête.
Pour la première fois de ma vie, j'étais confrontée à la notion de la mort et surtout de la mort de l'une des personnes qui m'étaient si   chères. La camarde s'était glissée dans la pièce et flottait autour de notre trio, impalpable, insaisissable et pourtant tellement présente. Un assassinat subtil se déroulait sous mes yeux et je venais d'en prendre conscience.


Mon sang se figea, mes tempes furent écrasées par une peur soudaine, irraisonnée, ma bouche se crispa sous l'effet de la panique et, faute de pouvoir parler, m'expliquer, avancer vers ma mère, tendre la main et la toucher, je fondis en larmes puis je me mis à hurler.
La violence de cette réaction inattendue laissa chacun pantois. Mon père, alerté par les cris, survint, me prit dans ses bras, tenta de me calmer et me demanda pourquoi je pleurais ainsi. Ma mère, abasourdie, me regardait sans comprendre. Quant à Michel, l'ami tombé dans ce qui lui semblait être le traquenard d'une fillette capricieuse, il restait là, les mains salies d'argile suspendues dans un temps devenu immobile. Il me regardait comme on regarde l'obstacle imprévu qui risque de mettre fin à un beau projet. Regard sans aménité faut-il le dire.
Ma panique était telle, si grande, si enveloppante que mon corps et mon esprit semblaient s'y être englués définitivement. Je criais, je criais comme si les sons émis avaient eu le pouvoir de former une barrière infranchissable, capable d'éloigner ce froid qui venait de me broyer le cœur.
Incapable d'expliquer ma peur, de donner le moindre sens à mes larmes et à mes cris, je finis par me taire après un dernier sanglot et aucune des questions qui suivirent ne put débloquer ce silence dans lequel je m'enfermai.
Durant les jours qui suivirent, cet effroi logé en moi réapparut par à-coup et je me remettais à pleurer chaque fois que la séance de modelage recommençait.


 Ma mère et Michel finirent par capituler. La tête décapitée, soigneusement enveloppée dans un linge humide, fut enlevée du coin du bureau où elle avait été posée et je suppose que le modèle et son sculpteur émigrèrent chez ce dernier pour que l'œuvre soit terminée mais ce n'est qu'une supposition car jamais cette tête en argile ne fit sa réapparition à la maison et personne n'en parla plus.

Crédit photo : Danielle Moreau 
Cette chambre, si bien située  à l'époque   (car maintenant, elle fait face au SHAPE ! ! !), servait aussi bien de chambre à coucher, le soir, que de salon pour les amis intimes, de bureau pour mon père ou de salle de jeux pour ma soeur et moi pendant la journée et suivant les besoins. Je crois que tous, grâce à sa luminosité et à l'espace qu'elle offrait, nous préférions cette pièce à toute autre.


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