La
tête de ma mère.
Le bureau de
mon père, au premier étage, était la pièce la plus ensoleillée
de notre maison. Deux fenêtres donnant sur le Camp de Casteau, une
fenêtre et une porte fenêtre donnant sur le balcon qui surplombait
le jardin offraient des entrées exceptionnelles à la lumière. Tant
de fenêtres, tant de lumière avaient de quoi attirer n'importe quel
enfant. J'aimais venir m'installer dans cette pièce, jouer sur le
bureau paternel, me lover sur le cosy corner pour lire mes hebdomadaires de Mickey ou les albums de Tintin, compulser la collection des cartes
d'oiseaux ou tout simplement rester de longues minutes à contempler
la vie dans l'aquarium que mon père entretenait soigneusement.
Cette pièce
était réellement le petit éden de notre demeure. C'était un réel
plaisir de s'y trouver le matin quand les fenêtres ouvertes sur le
jardin laissaient entrer les chants d'oiseaux et le soir quand le
soleil réchauffait de ses derniers rayons les murs de tons pastel.
C'est pourtant
dans ce bureau que, durant plusieurs jours, l'une des peurs les plus
horribles de mon enfance prit forme.
Un ami de mes
parents, Michel S... , sculpteur de son état, avait été
invité à s'y installer pour modeler, en terre glaise, la tête de
ma mère. Quel lieu pouvait être mieux choisi en effet ? La lumière
arrivant de toute part ne pouvait qu'être bénéfique à
l'élaboration de l'œuvre.
La première
séance de pose se déroula sans incident précis. Pour qui connaît
et comprend l'art du modelage, il aurait dû en être de même pour
les séances suivantes. Ce ne fut pas le cas.
Assise au
milieu de la pièce, je notais bien que ma mère, face à notre ami,
ne bougeait pas et parlait très peu. Ce n'était pas dans ses
habitudes, elle si bavarde et toujours si nerveuse en temps normal.
L'ami, lui,
faisait voleter ses mains autour d'une masse d'une couleur terne.
Par pressions et coups de pouce successifs, il transformait la
matière, l'allongeait, l'aplatissait, enlevait un morceau ici pour
le remettre là au gré de ce qui me semblait être sa fantaisie.
Drôle de passe-temps que celui de jouer avec cette énorme matière
molle et si peu attrayante !
Un premier
malaise se fit jour en moi, alla en s'amplifiant, au fur et à mesure
que je voyais apparaître le volume d'un nez, le creux des yeux,
l'esquisse de la bouche, le modelé des oreilles.
Plus poussée par
les prémices de la peur que par une curiosité enfantine, je
demandai alors ce que faisait notre ami avec cette terre grise.
Michel
se retourna, étonné, me regarda et m'expliqua qu'avec ce morceau de
terre, il allait réaliser le modelage de la tête de ma mère.
Je compris bien que Michel venait de me parler de la tête de ma
mère mais je ne compris pas le sens du mot modelage.
Cependant je ne posai pas d'autres questions et me remis à observer
les deux adultes.
Maintenant, le
bloc d'argile présentait les signes certains d'une première
ressemblance. Je perçus alors, avec effroi, que les traits de ma
mère, passant de son visage réel à l'ébauche en terre, étaient
venus se poser là par je ne savais quel étonnant mystère. En une
fraction de seconde, je fus persuadée que, quand le visage en terre
serait terminé, ma mère, elle, n'aurait plus de visage et qu'elle
ne posséderait plus qu'un corps sans tête.
Pour la
première fois de ma vie, j'étais confrontée à la notion de la
mort et surtout de la mort de l'une des personnes qui m'étaient si chères. La camarde s'était glissée dans la pièce et flottait
autour de notre trio, impalpable, insaisissable et pourtant tellement
présente. Un assassinat subtil se déroulait sous mes yeux et je
venais d'en prendre conscience.
Mon sang se
figea, mes tempes furent écrasées par une peur soudaine,
irraisonnée, ma bouche se crispa sous l'effet de la panique et,
faute de pouvoir parler, m'expliquer, avancer vers ma mère, tendre
la main et la toucher, je fondis en larmes puis je me mis à hurler.
La violence de
cette réaction inattendue laissa chacun pantois. Mon père, alerté
par les cris, survint, me prit dans ses bras, tenta de me calmer et
me demanda pourquoi je pleurais ainsi. Ma mère, abasourdie, me
regardait sans comprendre. Quant à Michel, l'ami tombé dans ce qui
lui semblait être le traquenard d'une fillette capricieuse, il
restait là, les mains salies d'argile suspendues dans un temps
devenu immobile. Il me regardait comme on regarde l'obstacle imprévu
qui risque de mettre fin à un beau projet. Regard sans aménité
faut-il le dire.
Ma panique
était telle, si grande, si enveloppante que mon corps et mon esprit
semblaient s'y être englués définitivement. Je criais, je criais
comme si les sons émis avaient eu le pouvoir de former une barrière
infranchissable, capable d'éloigner ce froid qui venait de me broyer
le cœur.
Incapable
d'expliquer ma peur, de donner le moindre sens à mes larmes et à
mes cris, je finis par me taire après un dernier sanglot et aucune
des questions qui suivirent ne put débloquer ce silence dans
lequel je m'enfermai.
Durant les
jours qui suivirent, cet effroi logé en moi réapparut par à-coup
et je me remettais à pleurer chaque fois que la séance de modelage
recommençait.
Ma mère et
Michel finirent par capituler. La tête décapitée, soigneusement
enveloppée dans un linge humide, fut enlevée du coin du bureau où
elle avait été posée et je suppose que le modèle et son sculpteur
émigrèrent chez ce dernier pour que l'œuvre soit terminée mais
ce n'est qu'une supposition car jamais cette tête en argile ne fit
sa réapparition à la maison et personne n'en parla plus.
Crédit photo : Danielle Moreau |
Cette chambre, si bien située à l'époque (car maintenant, elle fait face au SHAPE ! ! !), servait aussi bien de chambre à coucher, le soir, que de salon pour les amis intimes, de bureau pour mon père ou de salle de jeux pour ma soeur et moi pendant la journée et suivant les besoins. Je crois que tous, grâce à sa luminosité et à l'espace qu'elle offrait, nous préférions cette pièce à toute autre.
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