Pour
mouvementées, elles furent mouvementées ces classes vertes à
Esneux !
Cette
année-là, Freddy et moi étions tous deux titulaires des
sixièmes primaires. Assez jeunes l'un et l'autre, nous commettions
régulièrement des « erreurs pédagogiques », en tout
cas aux yeux de notre vieux directeur très conformiste : à
moi, le reproche était de passer des disques de musique classique
durant le cours de couture ! Quant à Freddy, il mélangeait
allègrement ses garçons et mes filles lors de certains cours durant
lesquels nous nous partagions le travail. Sacrilège dans une école
où la mixité n'avait pas encore été acceptée.
Nous
étions donc les deux minuscules « boulets » de
Monsieur R. Cela dit, ce directeur, d'une timidité ronchonne
excessive, était aimé de presque tous.
Lorsque, début juin, il vint nous trouver pour nous annoncer qu'il avait
retenu une période de classes vertes à Esneux pour la fin du mois, nous lui
fîmes remarquer que les examens ne seraient pas tout à fait
terminés. Il balaya l'objection d'un revers de main : nous n'avions
qu'à établir notre horaire d'examens de telle sorte qu'il ne
resterait que les matières les plus faciles à tester là-bas. Nous
eûmes la décence d'attendre son départ pour effectuer notre danse
de joie.
Notre
joie était toujours aussi grande lors de notre arrivée à Esneux.
Si elle fut grande, elle fut de courte durée. L'administrateur de
l'établissement nous fit rapidement comprendre qu'étant des
« primaires », nous faisions partie d'une caste
inférieure. Dès le premier repas, nous dûmes rester à la table de
nos élèves. Cela n'aurait pas été gênant si quelques enseignants
du secondaires n'avaient eu droit, eux, à une table séparée avec
apéritif et entrée avant le repas principal !
Freddy
alla trouver Monsieur « Coldur » et lui dit sa façon de
penser. Bien entendu, cette première algarade ne nous fit pas
remonter dans l'estime de ce coincé du règlement désuet.
Nous
prîmes la décision de ne pas nous occuper de lui et de mener notre
vie comme nous l'entendions.
Ah
! Cet administrateur dut avoir de fameuses démangeaisons durant
notre séjour !
Nos
incursions inopinées dans « son » parc, nos débandades
dans « ses » petits sentiers lors de jeux fous, les bains
de soleil des filles sur « ses » pelouses après les
heures de cours, les petits bals en musique organisés en fin de
journée toutes fenêtres ouvertes, ce mode de vie dut le rendre fou.
Mais
voici ce qui le rendit totalement brindezingue et faillit lui
provoquer un infarctus prématuré.
Freddy,
dès le départ inventa un jeu de recherches policières qui devait
durer jusqu'à la fin du séjour avec, le dernier soir, en apothéose,
la découverte d'un bandit qui nous aurait joué des tours pendables
toute la semaine.
Le
deuxième soir donc, mon collègue réunit tous les élèves et leur
expliqua qu'il avait remarqué, la veille, un individu suspect
rôdant autour des dortoirs. Il faudrait essayer de l'attraper.
L'enthousiasme fut presque total, certaines filles, plus réticentes,
acceptèrent de participer mais sans prendre de risques.
Ainsi,
au fil des jours, « Arsène Lupin » déroba un
dentifrice, changea la place de quelques pyjamas, cacha un cartable,
laissa des messages signés qui narguaient ses jeunes poursuivants.
L'excitation montait de jour en jour !
Le
comble de l'effervescence fut atteint lorsqu'un soir, alors que
j'avais eu pour mission, durant quelques minutes, de détourner
l'attention des élèves, Freddy, enveloppé d'une grande cape (un
vieux rideau ou une couverture ?) passa dans le fond du parc en
agitant une cloche. La réaction fut immédiate mais imprévue dans
sa fougueuse violence : les premiers élèves qui avaient regardé
par les fenêtres se mirent à hurler : « Arsène Lupin !
Arsène Lupin est là ! Il faut l'attraper ! » Et tous, garçons
et filles, se précipitèrent dans le parc à la poursuite de celui
qu'ils considéraient comme l'Ennemi Public numéro 1.
Il
me fut impossible de les retenir. Je crois qu'à ce moment, ils me
seraient passé sur le corps.
Freddy
fit, ce soir-là, la plus belle course de sa vie pour échapper à la
meute de ses poursuivants. Il ne dut son salut, alors qu'il allait
être rejoint, qu'au réflexe de se jeter dans un buisson et d'y
rester tapi le temps nécessaire.
Ayant
perdu la trace d'Arsène Lupin du côté du ruisseau, les élèves
revinrent par petits groupes, bredouilles, crottés, boueux mais
surtout, déçus d'avoir laissé échapper une si belle proie.
Freddy
arriva le dernier, essoufflé, en sueur, des brindilles dans les
cheveux. Un garçon plus attentif que ses camarades le vit et lui dit
:
- Vous
avez couru aussi, M'sieur ?
- J'étais
derrière vous mais je n'ai pas pu vous rejoindre, répondit Freddy
sans se laisser désarçonner.
- Ah
! Vous auriez dû voir ça, M'sieur ! Mais la prochaine fois, nous
l'aurons !
Et
chacun de donner sa version des faits, d'enjoliver la poursuite, de
prévoir les pièges à mettre en place dans les jours à venir.
Enfin, une soirée délirante de joie et d'espoirs.
Une
telle excitation ne pouvait aboutir qu'à une catastrophe. Freddy et
moi n'avions pas suffisamment géré l'aventure.
Le
matin qui suivit la poursuite, je me trouvais dans l'un des dortoirs
avec un élève qui y avait oublié je ne sais plus quel objet. Le
téléphone sonna et, comme l'élève se trouvait plus près de
l'appareil que moi, persuadée d'un appel de Freddy, je lui demandai :
« Décroche et dis-lui que nous arrivons ».
L'élève
décrocha et prit une voix de rogomme :
- Allôôô
!
- ......
- Ici,
c'est Arrrsêêêne Luuuupin !
- ......
L'élève
se tourna vers moi et annonça, étonné :
- Madame,
on a raccroché !
- Bon,
ce n'est pas grave, viens, on y va.
Nous
rejoignîmes Freddy et les autres élèves dans le hall. C'est alors que nous
vîmes arriver, déboulant du château à une vitesse inhabituelle,
la voiture de l'administrateur. Mine de rien, un vrai petit Fangio,
ce conducteur ! Les freins grincèrent, la poussière des graviers se
souleva haut dans le ciel, la portière claqua rageusement et
l'homme, écumant de rage se précipita vers nous.
- Qui
a osé me répondre de cette façon ? Qui ose se faire passer pour
Arsène Lupin quand je vous téléphone ? Qui ? Qui ?
Freddy
et moi étions dans nos petits souliers.
Bien que ne connaissant pas l'incident du dortoir, c'est mon collègue qui, s'éloignant du groupe des élèves, expliqua le jeu que nous avions organisé : certainement énervé par l'aventure, un élève avait dû se permettre cette petite farce.
Bien que ne connaissant pas l'incident du dortoir, c'est mon collègue qui, s'éloignant du groupe des élèves, expliqua le jeu que nous avions organisé : certainement énervé par l'aventure, un élève avait dû se permettre cette petite farce.
- Une
petite farce ? C'est un jeu imbécile ! rugit Coldur en
postillonnant autant qu'il pouvait. Vous arrêtez cela dès cet
instant ! Je veux connaître le nom de cet élève ! Immédiatement
!
Comme
par hasard, ni Freddy ni moi ne nous souvînmes d'un élève qui
serait entré dans le dortoir lors du coup de téléphone...
Par
la suite, bien entendu, nous expliquâmes au jeune coquin que
lorsqu'il répondrait encore au téléphone, il devrait réfléchir
avant de parler ...
Coldur
repartit, écumant de rage contre ces imbéciles du primaire qui
faisaient vraiment tout et n'importe quoi avec leurs élèves. Ah !
Elle était belle, l'éducation actuelle !
Après
son départ, j'expliquai alors à Freddy l'incident du dortoir et
nous en rîmes durant des heures.
Et notre jeu continua.
Je
vous avoue qu'actuellement, quand je repense à ce «Ici, c'est
Arrrsêêêne Lupppin ! », j'en ris encore.
Nous
n'avions jamais eu droit aux apéritifs ni aux entrées fines de
Monsieur Coldur mais au moins, avions-nous eu droit à sa
communication téléphonique. Et l'une valait bien tous les autres.
Deux autres
souvenirs savoureux !
L'incident
que je vais décrire provient d'une erreur commise par Freddy et
moi-même.
Lors
de l'élaboration du programme de notre séjour, nous avions indiqué
que les parents qui le désiraient pourraient rendre visite aux
enfants le dimanche dès 10 heures.
Le dimanche à 10 heures, les
parents se présentèrent donc pour passer la journée en famille.
Sacrilège
! L'heure des visites était 14 heures et non 10 heures. L'administrateur interdit au concierge d'ouvrir les grilles du domaine. Sans tenir
compte de notre erreur et des cent cinquante kilomètres parcourus
par les familles, Coldur resta sur ses positions malgré les
réclamations : les enfants ne sortiraient qu'à partir de 14
heures.
L'un
des pères eut l'excellente idée de nous faire appeler, mon collègue
et moi et nous exposa le problème.
La
solution fut rapidement trouvée. Nous demandâmes aux parents
d'aller nous attendre sur la route, après le premier tournant, nous
allâmes chercher tous nos élèves, les mîmes en rang devant les
grilles et demandâmes au concierge de nous ouvrir car nous partions
faire une étude du milieu du côté des étangs.
Le
concierge, n'ayant reçu aucune interdiction concernant les
classes-promenades, nous laissa sortir.
C'est
ainsi que les retrouvailles purent avoir lieu.
A
midi, nous récupérâmes nos échappés et allâmes dîner au
réfectoire, une auréole lumineuse flottant au-dessus de chaque
tête.
A
14 heures, les règlements de Coldur étant respectés, les grilles
purent enfin s'ouvrir sans grincer.
Examens dans la verdure
Comme nous l'avait demandé notre directeur, nous avions gardé en réserve les examens d'étude du milieu et de rédaction en prévision de notre séjour.
Le temps fut splendide durant de longues journées : un ciel serein, un soleil des plus chaleureux, pas une goutte de pluie à l'horizon.
Pourquoi enfermer nos élèves dans des classes moins accueillantes que celles proposées par les frondaisons du parc ?
Ni une ni deux, les bancs et les chaises furent placés tout en longueur sous les arbres et c'est dans un joyeux brouhaha que les élèves s'installèrent plusieurs matinées de suite pour affronter les questionnaires de sciences et la rédaction.
Les dictionnaires passaient de main en main, les porte-plume glissaient avec joie sur le papier, les chuchotements étaient couverts par les chants d'oiseaux et, lorsque midi arrivait, personne ne s'était vraiment rendu compte que nous traversions une période d'examens pour le certificat de fin d'études primaires.
Pour nous, un souvenir merveilleux. Pour Coldur, de lourdes pierres noires accrochées à ses basques raides..... car, ses basques, nous ne les lui avons pas lâchées un seul jour.
Weiden - Souvenir d'une excellente classe... ... mais combien d'entre elles se souviennent encore d'Esneux maintenant que toutes ont dépassé la cinquantaine ? |
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