« L'APOCALYPSE
SELON L'OUVEZE »
Bien sûr, à l'époque,
tout le monde en avait entendu parler. L'information concernant cette
catastrophe avait fait le tour du monde en quelques minutes : suite à
de fortes pluies, une petite rivière provençale était sortie de
son lit, avait grossi au fil des heures pour devenir un monstre
rugissant et, finalement, s'était transformée en une vague
monstrueuse qui avait tout détruit sur son passage.
Des photos à sensation
avaient été publiées dans nombre d'hebdomadaires et les journaux
télévisés avaient relayé l'évolution de la situation d'heure en
heure et ensuite …
...Et ensuite le monde
était retourné à ses occupations habituelles sans plus se soucier
de cette vague de boue mais surtout de souffrances qui avait déferlé
sur Vaison-la-Romaine. Oui, le monde avait continué d'avancer vers
son futur d'autodestruction généralisée sans plus s'occuper de
cette destruction locale. Les journalistes avaient obtenu les images
chocs pour faire la « une » durant quelques jours. Dans
la boîte ? O.K. En première page ? O.K. On pouvait passer à autre
chose.
Quand vous parlez
maintenant avec les personnes qui ont connu ce drame vous vous rendez
compte que, contrairement au reste du monde, ici, personne n'a oublié
cette apocalypse qui, il y a vingt et un ans, a déferlé sur la
ville, réduisant à néant des familles, des dizaines de vies, tout
autant d'habitations, et des milliers d'espoirs. Chacun vous narre un
détail émouvant : ici, c'était l'eau qui ressortait en geyser par
les fenêtres des étages, là, c'était une vieille dame dont le
balcon avait été arraché et qui, sans admettre sa défaite,
tentait de refouler l'eau de son domicile à l'aide d'une raclette
dérisoire; plus loin, sur tel parking, on avait vu les autos se
soulever, se mettre à flotter puis être emportées à la dérive
dans ce fleuve de boue déchaîné; dans tel quartier, c'était des
familles accrochées au toit de leur maison et qui avaient attendu,
des heures durant, que les premiers secours puissent arriver jusqu'à
elles; et plus en amont, oui, il y avait bien eu ces campings et
leurs derniers vacanciers qui furent emportés comme fétus de
paille...
C'est à mi-mots et d'une
voix plus basse que l'on évoque ces « sans domicile fixe »
ou ces travailleurs saisonniers dispersés dans les campagnes
environnantes qui avaient été emportés sans laisser de traces.
Personne n'avait réclamé leurs corps. Et c'est avec fatalisme que
l'on achève l'information par une oraison funèbre étrange : « Oh
! Ils ont dû être emportés dans le Rhône... (un soupir)..
personne ne les connaissait et on ne sait pas ce qu'ils sont
devenus... »
A côté du pont romain,
une petite plaque indique que, ce jour-là, l'eau avait atteint telle
hauteur. Les étrangers s'arrêtent, s'ébahissent, se tournent pour
vérifier cette information par rapport au parapet actuel et ensuite
reprennent leur marche en vue d'une visite dans le vieux Vaison. Ce
ne sont pas les vies détruites qui les touchent vraiment mais plutôt
l'hallucinante hauteur que l'eau de cette minuscule rivière gonflée
par des milliards de gouttes de pluie avait pu atteindre en quelques
heures. « Incroyable ! Tu te rends compte ? » « Oui
! Bon, on y va ? Il est presque midi, il faut se trouver un petit
resto. Tu n'as pas faim, toi ? » Les esprits changent de
direction, zappent comme on dit aujourd'hui, les pas s'éloignent.
A l'entrée de Vaison, un
insolite champ de menhirs accueille les étrangers. Chaque pierre a
été gravée d'un dessin ou d'une phrase. Et chaque phrase est écrite dans une
langue différente : une volonté certaine des Vaisonnais de garder,
ici, le souvenir de ce drame. Choisi parmi tant d'autres, ce lieu
isolé fut celui où, en une fraction de seconde, des vies furent
balayées sans distinction d'âges, de sexes, de nationalités, de
religions...
Les touristes qui
s'arrêtent et se promènent sur cet espace savent-ils encore qu'ici,
le 22 septembre 1992, il y avait un lotissement au bord d'une jolie
rivière et que nombre d'habitants y attendaient la fin de cette
pluie ininterrompue, exaspérante et, en définitive, de plus en plus
angoissante. Quelle ironie ! Ce quartier était nommé THEOS !
Peut-on en vouloir aux
visiteurs d'aujourd'hui lorsqu'ils passent avec indifférence parmi
les jalons de l'inondation de 1992 ? Les trop grandes catastrophes ne
peuvent être saisies que dans leur globalité par ceux qui ne les
ont pas vécues. Un phénomène d'auto protection empêche de
s'appesantir sur les détails. Mais pour ceux qui ont été frappés
de plein fouet, justement, ce sont les cas individuels, les détails,
qui ont été gravés au fer rouge dans les souvenirs, les sentiments
ou la mémoire.
Il y a quelques jours,
fouinant parmi les rayonnages de la bibliothèque municipale de
Vaison, je mis la main sur un livre au titre insolite :
« L'APOCALYPSE SELON L'OUVEZE ». Je le tournai pour lire
le texte de présentation situé en quatrième de couverture : deux
phrases extraites du témoignage d'un homme qui avait survécu au
drame attirèrent mon attention. J'emportai le livre et dès le soir,
me mis à le lire. D'une traite, d'abord simplement émotionnée puis, les yeux humides m'obligeant à relire plusieurs fois les mêmes
passages, j'arrivai à la dernière page.
Dire que ce livre est un
chef-d'œuvre de la littérature serait un mensonge. En fait,c'est
bien plus que cela. Ce témoignage tout simple vous emporte dans un
tourbillon de sentiments contradictoires. Au fil des pages, vous êtes
le mari heureux, le père aimant, l'homme angoissé par la montée
des eaux, vous êtes la vague destructrice qui arrive, balayant tout
sur son passage, vous devenez l'être humain brisé par la fatalité
et vous êtes le désespoir qui mène à la folie. En peu de mots et
sans aucun besoin de photos, l'auteur vous fait revivre cette
journée et cette nuit cauchemardesques que furent celles du 22 et du
23 septembre 1992 à Vaison.
Après cette lecture,
plus jamais vous ne pourrez passer devant la petite plaque du pont
romain ou près du sanctuaire garni de menhirs avec un regard
indifférent et des sentiments quelconques.
Ce livre est un réel
hommage à tous ceux qui, connus, reconnus ou inconnus, français ou
étrangers, retraités ou travailleurs laborieux ont péri, engloutis
par la fureur du ciel et de la terre.
Merci à l'auteur.
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