Lycée Royal de M ......
La division (suite)
Madame D..... , depuis la rentrée, avait semblé
éprouver une véritable délectation devant des opérations
parfaitement exécutées. Je découvrais, ce jour-là, qu'une
jouissance plus subtile pouvait aussi faire son régal : face à ses
sbires de onze ans et à leurs ricanements, celle de torturer,
d'humilier durant de longues minutes, une enfant prise au piège
d'une scolarité assez fantasque. Comme il lui était facile de faire
porter à une fillette, pétrifiée devant le tableau noir, la
responsabilité de la décision qu'elle allait prendre : « Puisque
cette petite imbécile refuse de travailler, vous resterez toutes
assises à vos places, mesdemoiselles, et la leçon de gymnastique
est supprimée. Tant qu'elle n'aura pas effectué sa division, nous
resterons ici ! » Là, il faut reconnaître que les sbires ne
rigolaient plus et je compris qu'à la prochaine récréation je ne
serais acceptée dans aucun jeu pour cause d'imbécillité.
Eh oui! le summum du manque de pédagogie venait d'être
atteint : tout un troupeau puni pour une seule brebis galeuse. Notre
tyranneau pouvait être satisfaite, en deux petites phrases, elle
avait retourné toute une classe contre une seule élève.
Vite étouffées, quelques plaintes s'élevèrent
derrière moi. « Pourquoi une telle injustice ? Oh! Justement la
gymnastique, on aime tant ! S'il vous plaît, Madame ! »
Rien n'y fit. Je me tiendrais debout devant le tableau
et le reste de la classe s'occuperait en silence dans l'attente de la
sonnerie salvatrice et de l'échappée vers le réfectoire ou la
maison.
Quand la sonnerie retentit enfin, comble de
raffinement, Madame Dupuis, portée en avant par les deux obus qui
lui servaient de seins, vint ranger son bureau sans même me
regarder. Pour elle, je n'existais pas. Ou plutôt, je n'existais
plus. Rayée de ses préoccupations. Pas un mot, pas un regard, pas
un geste de sa part ne vint calmer mon désespoir. Elle ne tenterait
rien pour essayer de comprendre mon mutisme. En cette rentrée de
septembre, j'étais un boulet qu'on avait accroché au wagon de sa
classe de cinquième primaire et la seule solution qu'elle avait
trouvée pour ne pas en sentir le poids était de m'ignorer. Cette
leçon sur la division m'avait rendue invisible.
Dès les premières stridulations de la sonnerie,
chacune s'était dirigée vers son portemanteau pour en décrocher
son vêtement dans un silence de mort. J'avais suivi, bonne dernière.
Personne ne m'avait regardée, personne ne m'avait parlé et c'est
dans cette atmosphère de fin du monde que je quittai le lycée.
Des divisions, j'en ai connu tant et plus dans ma vie
mais cette euclidienne-là fut l'une des plus terribles car elle
allia à une méconnaissance mathématique qu'il m'était impossible de justifier une humiliation inique et à une responsabilité écrasante. Comment argumenter, à onze ans, pour expliquer que la vie
scolaire vous est presque inconnue et qu'une division, même drapée
dans sa jolie poussière de craie blanche, vous l'est tout autant?
(à suivre)
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