mardi 3 septembre 2013

Souvenirs d'enfance (13 - deuxième partie ) Lycée Royal de M... La division

Lycée Royal de M ...... 
La division   (suite)


Madame D..... , depuis la rentrée, avait semblé éprouver une véritable délectation devant des opérations parfaitement exécutées. Je découvrais, ce jour-là, qu'une jouissance plus subtile pouvait aussi faire son régal : face à ses sbires de onze ans et à leurs ricanements, celle de torturer, d'humilier durant de longues minutes, une enfant prise au piège d'une scolarité assez fantasque. Comme il lui était facile de faire porter à une fillette, pétrifiée devant le tableau noir, la responsabilité de la décision qu'elle allait prendre : « Puisque cette petite imbécile refuse de travailler, vous resterez toutes assises à vos places, mesdemoiselles, et la leçon de gymnastique est supprimée. Tant qu'elle n'aura pas effectué sa division, nous resterons ici ! » Là, il faut reconnaître que les sbires ne rigolaient plus et je compris qu'à la prochaine récréation je ne serais acceptée dans aucun jeu pour cause d'imbécillité.
Eh oui! le summum du manque de pédagogie venait d'être atteint : tout un troupeau puni pour une seule brebis galeuse. Notre tyranneau pouvait être satisfaite, en deux petites phrases, elle avait retourné toute une classe contre une seule élève.
Vite étouffées, quelques plaintes s'élevèrent derrière moi. « Pourquoi une telle injustice ? Oh! Justement la gymnastique, on aime tant ! S'il vous plaît, Madame ! »
Rien n'y fit. Je me tiendrais debout devant le tableau et le reste de la classe s'occuperait en silence dans l'attente de la sonnerie salvatrice et de l'échappée vers le réfectoire ou la maison.
Quand la sonnerie retentit enfin, comble de raffinement, Madame Dupuis, portée en avant par les deux obus qui lui servaient de seins, vint ranger son bureau sans même me regarder. Pour elle, je n'existais pas. Ou plutôt, je n'existais plus. Rayée de ses préoccupations. Pas un mot, pas un regard, pas un geste de sa part ne vint calmer mon désespoir. Elle ne tenterait rien pour essayer de comprendre mon mutisme. En cette rentrée de septembre, j'étais un boulet qu'on avait accroché au wagon de sa classe de cinquième primaire et la seule solution qu'elle avait trouvée pour ne pas en sentir le poids était de m'ignorer. Cette leçon sur la division m'avait rendue invisible.
Dès les premières stridulations de la sonnerie, chacune s'était dirigée vers son portemanteau pour en décrocher son vêtement dans un silence de mort. J'avais suivi, bonne dernière. Personne ne m'avait regardée, personne ne m'avait parlé et c'est dans cette atmosphère de fin du monde que je quittai le lycée.
Des divisions, j'en ai connu tant et plus dans ma vie mais cette euclidienne-là fut l'une des plus terribles car elle allia à une méconnaissance mathématique qu'il m'était impossible de justifier une humiliation inique et à une responsabilité écrasante. Comment argumenter, à onze ans, pour expliquer que la vie scolaire vous est presque inconnue et qu'une division, même drapée dans sa jolie poussière de craie blanche, vous l'est tout autant?

(à suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire