La
purge
Installés
en Belgique depuis plusieurs mois, Basil Trétiakoff, Lucia et leur
fils Igor vivaient dans un petit appartement bruxellois.
Basil,
fort de sa noblesse russe, avait décrété qu'il ne s'abaisserait
pas à travailler. Ni comme chauffeur de taxi, ni comme portier ni
comme quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. Sa morgue d'ancien
officier du tsar le lui interdisait. Afin de ne pas passer ses
journées à boire du thé et à grignoter des blinis, il se choisit
un hobby : la peinture.
Du
peu de souvenirs que j'en garde, quelques peintures sans valeur ont
ainsi traîné dans la famille durant deux générations. Disparues définitivement depuis belle lurette, aucun regret profond n'a
dramatisé leur absence.
Ce
peintre du dimanche n'apportait guère de rentrées financières pour
aider à la survie du ménage. La noblesse, c'est bien mais elle ne
nourrit pas son homme. Encore moins sa femme et son enfant.
L'âme
enrobée de tristesse, le cœur noyé de chagrin, Lucia, dans un
premier temps, revendit petit à petit ses bijoux. Cette source de
diamants, d'aigues-marines et de rubis finit par se tarir et il
fallut chercher un autre filon monnayable. Avec toute l'énergie qui
la caractérisait, elle décida de reprendre des études : les soins
hospitaliers la tentèrent, elle se lança donc dans les études
d'infirmière.
Deux
années à passer sur des bancs, dans des auditoires ou des couloirs
d'hôpitaux ne pouvaient apporter l'aide financière nécessaire dans
l'immédiat. Pendant que son noble époux peignait, Lucia accepta
tous les petits boulots qui se présentèrent à elle. Rien ne la
rebuta. Douée de cet incroyable optimisme et de ce fatalisme russe
qui caractérisent son peuple, elle vida les crachoirs, s'occupa des
urinaux, accepta les services de nuit, courut les rues pour aller
changer un pansement chez l'un, faire une piqûre chez l'autre. Tant
et si bien que la nourriture garnit la table de la famille chaque
jour. Le thé ne manqua jamais ou si peu, et, à chaque visite
d'amis, les biscuits, la confiture et le miel étaient présents à
côté du samovar. Qui plus est, Lucia, jeune femme écervelée, s'était transformée en ménagère économe. Un sou après l'autre,
une matriochka souriante se remplissait peu à peu. Bien sûr, de toutes
petites économies mais qui, lors de grandes occasions,
permettaient de sabrer le champagne et peu importait alors ce que
serait demain.
Dans
la famille des Prokhoroff comme dans la plupart des familles aisées,
la pratique de la langue française était assurée dès l'enfance et
c'était très souvent la langue parlée lors des réunions
familiales. Lucia n'eut donc aucun problème à réussir ses études
dans les délais les plus courts. Les études terminées, elle trouva
du travail et Basil, soulagé, put respirer. L'argent ne ferait
plus jamais défaut. Brave homme, notre Basil, qui avait soutenu sa
femme par ses peintures durant les années de courses entre les
livres, les examens et des soins parfois répugnants.
Oui,
Lucia possédait bien la langue française. Certaines finesses de
vocabulaire lui échappaient encore cependant.
Ce
matin-là, comme tous les matins avant de partir au travail, la jeune
femme, installée devant son petit déjeuner et sa tasse de thé,
lisait le journal. La lecture matinale était un choix qui lui
permettait d'entretenir et d'affiner sa pratique du français.
Un
article du quotidien la fit se redresser brusquement, les joues
rosies par une indignation toute médicale : «
Monsieur X, appréhendé suite à un vol dans une bijouterie, est
passé devant le tribunal de Bruxelles. Il a été condamné et
devra purger
sa
peine pendant quinze jours à la prison de… »
Lucia,
en infirmière responsable, se renversa sur sa chaise, lança de
nombreux anathèmes contre la Belgique, ce pays d'accueil aux
coutumes si barbares et, oubliant le knout russe, les pieux d'Yvan le
Terrible, l'assassinat du mari de la Grande Catherine et les geôles
de la tsarine Anne, elle s'expliqua face à l'incompréhension de son
entourage : « Dans quel pays de sauvages sommes-nous venus nous
installer qui condamne un homme à une purge de quinze jours ? Mon
Dieu ! Le pauvre ! Mais il ne survivra pas, il ne restera rien de lui
s'il arrive à terminer sa peine ! »
Il
fallut moult recherches au dictionnaire et des explications
minutieuses pour que Lucia comprenne enfin tous les sens que le mot «
purger » pouvait revêtir dans la langue de Voltaire.
Non,
le savoir médical n'était pas utilisé dans les prisons belges
pour torturer les détenus, faussaires, voleurs ou assassins. La
famille n'allait pas devoir émigrer une fois de plus pour échapper
à la férocité des autorités de ce pays choisi comme terre
d'accueil.
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