Escapades
Balang
! Balang ! Balang ! Le badelon savoyard tintait à toute volée et
les sons cuivrés s'égaillaient à travers jardins, bois et taillis.
Notre mère battait le rappel et exigeait notre retour au foyer dans
les minutes qui suivaient.
Cette
stratégie, elle l'avait mise au point pour mieux gérer nos
escapades et nos pérégrinations journalières dans les bois et les
propriétés privées voisines. La recherche de tous les trésors
offerts par la nature nous entraînait toujours trop loin du logis et
ses cordes vocales ne suffisaient plus pour nous faire réintégrer
le sein de la famille.
Balang
! Balang ! Balang ! Tout le voisinage profitait des rappels. Les
filles Moreau étaient encore en vadrouille, la petite suivant la
grande dans l'ombre fraîche des bois. Parfois ! Pas toujours !
Les
séparations dues aux intérêts divergents n'étaient pas interdites
entre nous. Mon aînée pouvait avoir atteint le Chemin des Princes
avec quelques amis de son âge alors que je passais mon temps à
attraper des sauterelles ou à surveiller les lapins dans la
clairière voisine. La distance entre nous deux était alors non
négligeable.
Danielle |
Où
étaient-elles, mais où étaient-elles donc ces deux filles perdues
pour la civilisation du béton et de l'asphalte ? Dans quelle
propriété étaient-elles parties marauder des pommes trop vertes ?
Au bord de quel étang le danger de noyade les faisait-il rire ? Sur
quel chemin caillouteux la cadette s'écorcherait-elle encore les
genoux pour revenir en larmes, les mollets décorés de petits
filets de sang coagulé ? Le ruisseau de la clairière avait-il reçu
la visite des chaussures et des soquettes blanches ? Et, cerise amère
sur le gâteau de nos folies, quels fils barbelés l'aînée
chercherait-elle encore à franchir à pieds joints pour épater la
galerie de ses jeunes soupirants ?
... et moi |
Pour
ma mère, cela devait souvent être un cauchemar. Récupérer sa
progéniture à l'heure des repas ou avant l'arrivée de la nuit
tenait du tour de force quotidien. Non, franchement, dans de telles
conditions d'indiscipline ce n'était vraiment pas une sinécure.
Pauvre maman ! Comme son instinct de poule protectrice fut mis à mal
dans cette campagne hennuyère !.. Et comme notre enfance fut
heureuse dans cet environnement forestier pourvoyeur des plus belles
découvertes de la nature.
L'une
des stratégie élaborée par notre notre mère pour nous garder au
foyer tout en se ménageant pour elle-même un peu de repos fut
l'obligation d'une sieste les après-midi de vacances.
Mais
allez faire la sieste quand le soleil du milieu du jour vous appelle
à coups de rayonnements dorés, quand les chants d'oiseaux se
répondent du tilleul au bosquet de bouleaux et du cornouiller à la
gloriette de rosiers, quand les criquets stridulent à qui mieux
mieux dans la rangée des groseilliers ! Qui aurait pu résister à
l'appel du jardin et des bois en manque d'enfants ? Personne ! En
tout cas, pas nous ! C'était au-dessus de nos forces.
C'est
ainsi que ma sœur élabora un plan pour fuir cette chambre parentale
qui nous était réservée durant nos deux heures de sieste.
Influencée par la lecture des aventures de «Corentin chez les Peaux
Rouges», elle fit preuve d'une imagination débordante. L'important,
évidemment, était de ne pas laisser déceler nos fuites
journalières et d'être toujours rentrées à temps. Dans ce
domaine, je pouvais faire confiance à sa grande connaissance des
différentes hauteurs du soleil dans le ciel. Elle se trompait
rarement et, à quelques minutes près, était capable de nous donner
l'heure quand la prudente nécessité du retour se faisait sentir.
Notre
départ était réglé sur la décroissance du bruit des pas de ma
mère qui, après la descente des escaliers se faisait entendre au
rez-de-chaussée. Quelques minutes d'écoute attentive puis nous nous
levions, quittions le cosy corner et, sur la pointe des pieds,
traversions le balcon qui séparait la chambre du jardin. Comme de
jeunes Roméo fuyant au chant du rossignol, utilisant la solide vigne
vierge lancée à l'assaut du balcon, nous atterrissions à
l'extrémité gauche de la cour en terre battue. Tout cela ne
faisait aucun bruit et pourtant, cette cour était le passage
dangereux de nos escapades car, durant une dizaine de secondes, nous
y étions à découvert, sans aucune possibilité d'abri. La peur
d'être aperçues était très courte mais nous retenions notre
souffle.
Une
plantation de charmes séparait notre espace de jeux de la propriété
voisine. Elle prenait naissance à l'extrémité de la cour, longeait
le grand buddleia, se contorsionnait jusqu'au tilleul et terminait sa
course dans le massif de bouleaux au fond du jardin. C'est dans cette
haie que ma sœur avait tracé la voie royale pour nos fugues
forestières. Voie royale mais quand même tortueuse et il fallait
toute la souplesse de la jeunesse et tout notre entraînement à la
vie sauvage pour nous y infiltrer et y avancer , branche après
branche, fourche après fourche, sans rester pendues par le col à
l'un des solides rameaux. La trame serrée des charmes nous
protégeait tout au long de l' avancée vers le tilleul et c'est au
pied de ce gros aïeul que nous quittions la haie pour continuer le
voyage, rampant cette fois dans les hautes herbes jusqu'aux bouleaux.
Là, nous étions sauvées, personne ne pouvait y deviner notre
présence. Il n'y avait plus qu'à passer les fils barbelés du fond
du jardin, séparation dérisoire que ma sœur franchissait en levant
lestement la jambe tandis que moi, je choisissais de la franchir à
quatre pattes, en passant par dessous. Hop ! Les futaies voisines
étaient atteintes et nous prenions pied dans la liberté, filant et
bondissant comme des hases parmi les châtaigniers et les noisetiers.
Arrivées
au sentier qui descendait vers le ruisseau et la clairière, ma sœur
faisait un petit détour qui nous amenait à la maison du bûcheron.
O..., sa meilleure amie, se réjouissait de nos arrivées
intempestives pour participer à nos randonnées et c'était très
souvent sous l'œil mécontent de sa mère que, toutes trois, nous
repartions à toutes jambes vers les frais ombrages.
O... la meilleure amie d'enfance |
Cette
brave mère ne nous dénonça jamais alors que les fuites régulières
de sa fille la privaient d'une main d'œuvre dont elle avait tant
besoin pour terminer les travaux ménagers. Oui, une bien brave femme
qui devait avoir compris la valeur des petits bonheurs enfantins,
elle qui avançait alors dans la vie sous le joug de toutes les
servitudes des familles peu aisées.
Le
temps de liberté était mesuré car, après une bonne heure de
courses dans les fougères ou dans la clairière, nous devions
inverser le trajet et réintégrer la chambre parentale afin d'y être
présentes lors de la venue de notre mère. O..., quant à elle,
retournait aux menus services ménagers dans l'attente de la
réapparition de ma sœur après la sieste.
Même
si ces courses dans le bois ne nous éloignaient pas vraiment de la
maison, le seul fait d'avoir choisi le camp de l'évasion, en
opposition à la sieste abhorrée, procurait un bonheur indicible.
Pimentée
par les brûlures du soleil d'été, par la vue des lapins plongeant
dans leurs terriers, par l'odeur chaude du serpolet et de la menthe,
par le bruissement soyeux et la fraîcheur du ruisseau où
s'ébattaient des nèpes et des gerris que nous appelions araignées
d'eau, cette liberté avait, en permanence, un goût de bonheur
primitif accessible aux âmes enfantines seules.
Grâce
à maman et à son besoin de repos, chaque après-midi d'été nous
avions un interdit à transgresser et ces désobéissances
journalières nous ouvraient les portes du paradis.
La maison du bonheur... Crédit photo : Danielle Moreau |
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