lundi 9 mars 2015

Souvenirs d'enfance (35) - Cours de dessin (3ème et dernière partie)


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     Parfois, mes dérapages touchaient même le papier de dessin de mes voisines qui rouscaillaient, plus pour entrer dans le jeu que par colère véritable. Si les regards de Madame Florian se dirigeaient alors vers nous, il suffisait d'une fraction de seconde pour que le masque de la parfaite jeune fille vînt assombrir nos visages rieurs. Le génie de la figure inspirée nous envahissait, suspendait notre souffle. La main tenant le crayon restait levée à la recherche, semblait-il, du meilleur trait qui ferait de notre croquis l'œuvre d'art de la journée.
    Quand les regards  scrutateurs s'arrêtaient trop longtemps, la seule échappatoire possible pour reprendre notre respiration était la plongée, tête en avant, vers le cartable, à la recherche d'une gomme ou d'une latte imaginaires. Allez alors savoir pourquoi notre visage éprouvait un tel besoin d'atteindre l'intérieur des soufflets du cartable. Notre enseignante n'était pas dupe mais elle ne laissait rien paraître et reprenait ses corrections dans la sérénité revenue.
    Vint enfin le jour où, après des semaines d'asservissement aux blocs géométriques et aux croquis d'après modèles juvéniles, le professeur décida de laisser libre cours à notre imagination. Sujet libre! Sujet Libre!
      J'aurais chanté l'alléluia au milieu de la classe tant ma joie fut grande. Il ne me fallut pas trente secondes pour sortir mes gouaches et mes pinceaux du cartable, pour que je me précipite vers l'évier et, mon gobelet plein d'eau à ras bords, que je réintègre ma place en quatrième vitesse, éclaboussant au passage l'une et l'autre de mes compagnes, traînant ainsi derrière moi un chapelet de protestations forcées.
      Le sujet libre fut vite trouvé : une clairière dans la brousse africaine me parut être le meilleur. Serpents, mygales, baobabs et autochtone en transe émaillèrent bientôt ma feuille, entraînant dans leur sarabande folle les couleurs les plus vives.
Quand le dessin fut terminé, je pris place dans la file des élèves qui, alignées sur l'estrade, essuyaient, l'une après l'autre, les critiques de notre professeur.    
   Malgré les remarques positives, il fallait reconnaître que ce papillon avait le corps trop gros, que cette fleur semblait fanée au milieu de son bouquet et que les proportions du clocher de cette église n'étaient pas respectées.
     J'étais d'accord avec tout ce que j'entendais et j'aurais applaudis des deux mains n'eut été le fait que je ne désirais pas vexer mes compagnes. En ce qui concernait mon dessin, lui, il était parfait, j'en étais certaine. Il n'y aurait rien à critiquer. J'allais faire florès.
      Quand vint mon tour, je posai mon œuvre sur le bureau, déjà prête à recevoir les éloges tout en conservant une attitude modeste. Madame Florian prit le dessin, l'observa un instant, déclara que l'idée était bonne mais... que l'Africain avait les jambes bien trop courtes. Cependant, rien n'était irréparable, je pouvais encore corriger cette erreur.       Elle leva ses yeux goguenards vers moi et ajouta : «Vous comprenez, maintenant, pourquoi je vous ai appris à observer et respecter des proportions. Les proportions, dans un dessin, sont importantes. Votre Africain, avec de si petites jambes, ne doit pas pouvoir danser aisément. Retournez à votre place, vous avez encore le temps de rectifier votre dessin».
     La leçon fut rude, la pilule difficile à avaler, le coup avait porté... Jusqu'à la fin de l'heure, en tout cas, je me tins coite. Cependant, mon caractère d'âne obstiné m'interdit de faire la moindre retouche à mon dessin. Le regard fixé sur celui-ci, l'esprit égaré dans les profondeurs de la jungle qui entourait ma clairière, je ne revins en classe qu'avec la sonnerie du changement de cours.

    Dans une farde perdue au milieu de ma bibliothèque, sur une feuille de papier jauni par le temps, voilà bientôt soixante ans que, sous les regards d'un crocodile et de serpents compréhensifs, un Africain danse sur des jambes trop courtes.

Merci à Jacques pour sa relecture et ses conseils


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