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Parfois,
mes dérapages touchaient même le papier de dessin de mes voisines
qui rouscaillaient, plus pour entrer dans le jeu que par colère
véritable. Si les regards de Madame Florian se dirigeaient alors
vers nous, il suffisait d'une fraction de seconde pour que le masque
de la parfaite jeune fille vînt assombrir nos visages rieurs. Le
génie de la figure inspirée nous envahissait, suspendait notre
souffle. La main tenant le crayon restait levée à la recherche,
semblait-il, du meilleur trait qui ferait de notre croquis l'œuvre
d'art de la journée.
Quand
les regards scrutateurs s'arrêtaient trop longtemps, la seule
échappatoire possible pour reprendre notre respiration était la
plongée, tête en avant, vers le cartable, à la recherche d'une
gomme ou d'une latte imaginaires. Allez alors savoir pourquoi notre
visage éprouvait un tel besoin d'atteindre l'intérieur des
soufflets du cartable. Notre enseignante n'était pas dupe mais elle
ne laissait rien paraître et reprenait ses corrections dans la
sérénité revenue.
Vint
enfin le jour où, après des semaines d'asservissement aux blocs
géométriques et aux croquis d'après modèles juvéniles, le
professeur décida de laisser libre cours à notre imagination.
Sujet libre! Sujet
Libre!
J'aurais
chanté l'alléluia au milieu de la classe tant ma joie fut grande.
Il ne me fallut pas trente secondes pour sortir mes gouaches et mes
pinceaux du cartable, pour que je me précipite vers l'évier et, mon
gobelet plein d'eau à ras bords, que je réintègre ma place en
quatrième vitesse, éclaboussant au passage l'une et l'autre de mes
compagnes, traînant ainsi derrière moi un chapelet de protestations
forcées.
Le
sujet libre fut vite trouvé : une clairière dans la brousse
africaine me parut être le meilleur. Serpents, mygales, baobabs
et autochtone en transe émaillèrent bientôt ma feuille, entraînant
dans leur sarabande folle les couleurs les plus vives.
Quand
le dessin fut terminé, je pris place dans la file des élèves qui,
alignées sur l'estrade, essuyaient, l'une après l'autre, les
critiques de notre professeur.
Malgré les remarques positives, il
fallait reconnaître que ce papillon avait le corps trop gros, que
cette fleur semblait fanée au milieu de son bouquet et que les
proportions du clocher de cette église n'étaient pas respectées.
J'étais
d'accord avec tout ce que j'entendais et j'aurais applaudis des deux
mains n'eut été le fait que je ne désirais pas vexer mes
compagnes. En ce qui concernait mon dessin, lui, il était parfait,
j'en étais certaine. Il n'y aurait rien à critiquer. J'allais
faire florès.
Quand
vint mon tour, je posai mon œuvre sur le bureau, déjà prête à
recevoir les éloges tout en conservant une attitude modeste. Madame
Florian prit le dessin, l'observa un instant, déclara que l'idée
était bonne mais... que l'Africain avait les jambes bien trop
courtes. Cependant, rien n'était irréparable, je pouvais encore
corriger cette erreur. Elle leva ses yeux goguenards vers moi et
ajouta : «Vous comprenez, maintenant, pourquoi je vous ai appris à
observer et respecter des proportions. Les proportions, dans un
dessin, sont importantes. Votre Africain, avec de si petites jambes,
ne doit pas pouvoir danser aisément. Retournez à votre place, vous
avez encore le temps de rectifier votre dessin».
La
leçon fut rude, la pilule difficile à avaler, le coup avait
porté... Jusqu'à la fin de l'heure, en tout cas, je me tins coite.
Cependant, mon caractère d'âne obstiné m'interdit de faire la
moindre retouche à mon dessin. Le regard fixé sur celui-ci,
l'esprit égaré dans les profondeurs de la jungle qui entourait ma
clairière, je ne revins en classe qu'avec la sonnerie du changement
de cours.
Dans
une farde perdue au milieu de ma bibliothèque, sur une feuille de
papier jauni par le temps, voilà bientôt soixante ans que, sous les
regards d'un crocodile et de serpents compréhensifs, un Africain
danse sur des jambes trop courtes.
Merci
à Jacques pour sa relecture et ses conseils
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