Disparition mystérieuse de quatre adultes
Elle
s'appelait Palmyre, il s'appelait Aril.
Aril
et Palmyre. Palmyre et Aril.
Lui,
toujours vêtu de noir comme un mormon d'un autre siècle.
Elle,
souriant peu, plus souvent acariâtre que joyeuse. Peut-être d'avoir
passé sa vie avec sa noire moitié.
En
tout cas, c'est le souvenir que je garde d'eux.
Deux
personnages d'un roman de Dickens ? Non. Tout simplement l'oncle et
la tante de mon père.
Mon
père, Franz, neveu préféré de Tante Myre qui, elle même n'avait
pas eu d'enfant.
Tante
Myre et Oncle Aril : le fait de les nommer ainsi fut probablement la
seule intimité que j'eus avec ces deux membres de notre famille.
J'ajoute
: institutrice en chef et instituteur en chef de l'école primaire
d'Anderlues, ils avaient un grand respect pour le travail scolaire
bien compris et bien effectué. Ils ne m'appréciaient donc pas.
Toute
cette introduction pour placer le récit qui se situe chez eux lors
de l'un de ces week-ends que Franz appréciait tant .
Il
est des fous rires qui restent en mémoire durant une vie entière
et, allez savoir pourquoi, issus le plus souvent de faits
insignifiants ou de paroles anodines.
Midi
venait de sonner au carillon de la cuisine. La table était dressée
et la soupe aux carottes fumait dans les assiettes. Toute la famille attendait
poliment l'invitation de Tante Myre à passer à table lorsque, sans
raison précise, Oncle Aril s'adressa à mon père : « Oh !
Franz ! J'ai une chose intéressante à te montrer dans ma classe.
Nous allons y aller tout de suite. Suis-moi. »
Devant
l'air plus qu'étonné de sa femme, levant la main droite en signe de paix,
il ajouta : « Nous n'en aurons que pour quelques instants. Ce
ne sera pas long. Commencez le potage, nous arrivons immédiatement. »
En
une seconde, le visage crispé de Palmyre fit comprendre à chacun
que cette désertion imprévue ne lui plaisait pas outre mesure.
Connaissant sa moitié, Aril avait déjà entraîné mon père à
travers la cour de récréation et ils avaient presque atteint les
bâtiments de l'école.
« Bien
! » dit Palmyre qui venait de comprendre qu'elle n'aurait pas
le dernier mot. Mais ce « Bien ! » contenait en germes
toutes les récriminations futures.
Ouf
! Pour une fois, ce n'était pas mes méconnaissances scolaires qui
avaient provoqué l'ire de ma tante. Je me sentis heureuse et
profitai du doux soleil qui filtrait à travers les vitres de la
cuisine. Ainsi, je parachevai mon état de félicité momentanée.
Ma
mère, pour faire diversion aux sombres nuages qui s'étaient
accumulés par-dessus chaque tête, demanda à ma sœur de profiter
de cette pose pour commencer à fatiguer la salade.
Et
le temps passa durant lequel Danielle n'arrêta jamais de tourner et
retourner les feuilles vertes dans leur vinaigrette. Consciencieuse,
ma sœur !
Au
bout de cinq minutes, ma mère, cherchant une nouvelle fois à
détendre l'atmosphère, proposa d'aller voir ce que faisaient les
deux hommes.
Palmyre
acquiesça d'un léger hochement de tête mais son regard noir
n'arrêtait pas de balayer la cuisine à la recherche de l'élément
incongru sur lequel sa colère pourrait s'abattre.
Ma
mère partie, le temps continua à s'écouler avec une lenteur
inhabituelle.
Elle
fut la troisième à disparaître, avalée par les bâtiments en
briques rouges. Après quoi personne ne réapparut, pas une ombre,
pas un bruit. Même les oiseaux du jardin semblaient se tenir cois.
L'attente
était devenue interminable et elle provoqua un étouffement de rage
chez Tante Myre qui se dirigea vers la porte tout en nous disant :
« Danielle et Anne, mangez votre soupe, elle va être froide !
Je vais les chercher ! »
La
porte claqua, elle était sortie.
Quatrième
disparition !
Le
temps ne suspendit pas son vol et quelques longues minutes
s'écoulèrent une fois de plus.
Je
venais de mettre en bouche une cuillerée du potage aux carottes
lorsque ma sœur, toujours debout, raide comme la justice, les
couverts à salade en main, les yeux observant les sombres nuages qui
s'éloignaient en direction de la classe de notre oncle, me questionna d'une voix mélancolique : « Tu
crois qu'ils ont tous définitivement disparu ? »
Le
surréalisme de cette question m'atteignit sans crier gare. En une
fraction de seconde, j'imaginai le grand vide qui s'était créé
dans la classe d'Aril. Pouf, d'un seul coup, plus personne. Même pas
un lambeau de fumée. Une disparition absolue et inexplicable.
« Ah
! Ah ! Ah ! » Je basculai vers l'arrière. Un rire incoercible
me saisit, se transforma en hurlement et provoqua un rejet violent du
potage absorbé l'instant d'avant.
Ce
fut une magnifique éruption, un geyser qui monta, s'étala en un
parasol de mille gouttelettes avant de retomber sur la table de Tante
Myre.
A
la vue du désastre, mon rire s'amplifia, atteignit Danielle qui, à
son tour s'écroula sous l'effet d'une joie débridée.
Couleur
carotte, voilà celle des postillons qui émaillaient maintenant
chaque assiette, chaque verre, la nappe cirée, le plat de salade,
sans aucune harmonie, faut-il le dire.
Ce
n'était pas tout ça mais, maintenant, il fallait calmer les rires et
réparer les dégâts avant le retour des adultes.... surtout
avant le retour de Palmyre !
Je
sautai de ma chaise, ma sœur se précipita vers l'évier, me lança
un essuie tandis qu'elle même faisait couler l'eau et y trempait la
lavette.
Hop
! Hop ! Hop ! Nous courrions d'un bout à l'autre de la table,
frottant, essuyant, replaçant correctement chaque objet nettoyé.
Seule,
la salade ne put retrouver son état premier et ma sœur se remit à
la fatiguer, mêlant avec allégresse postillons de potage et
vinaigrette.
La
cuisine venait de reprendre son aspect normal lorsque les quatre
adultes réapparurent aussi mystérieusement qu'ils avaient disparu. Il n'y eut aucune explication et ce fut très
bien ainsi.
Confites
d'hypocrisie, nous les regardâmes, un gentil sourire collé aux
commissures des lèvres et le repas put enfin commencer.
Lorsque
notre tante partagea la salade et que cette dernière fut mâchée
consciencieusement par chacun, ma sœur eut la mauvaise idée de me
lancer un regard entendu. Le rire nous reprit.
« Mais
qu'ont-elles, ces deux petites sottes ? » demanda Palmyre.
« Rien
! Rien ! » pûmes-nous dire entre deux gloussements, « c'est
elle qui m'a raconté une histoire stupide » et, nous montrant
du doigt l'une l'autre, nous nous accusâmes mutuellement.
Notre
amusement fut attribué à l'insouciance de la jeunesse et le
dessert arriva. Aucun adulte ne sut jamais ce qu'il avait mangé et
le drame fut évité de justesse.
Certains
crachent dans la salade, moi, j'y avais simplement lancé de jolis
postillons orangés. Un rien de crachat ? Possible ! Mais
qu'importait ? Tout le monde avait apprécié la vinaigrette de
Tante Myre.
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