Le torrent qui
gazouillait aux abords de notre chalet était diablement attirant. Il
faut le reconnaître et rendre hommage à sa beauté : une eau des
plus limpides, un lit, tapissé de galets de toutes formes, de toutes
grandeurs et colorés de tous les gris, des plus sombres aux plus
clairs. Il offrait une manne inépuisable de découvertes. Nos mains,
nos bras n'hésitaient jamais à s'y plonger malgré le froid glacial
de l'eau. Nous en ressortions des galets ronds comme des boules de
pétanque, de petits galets argentés garnis de paillettes de mica
scintillant, certains en forme de cœur, d'autres semblables à des
fruits. L'imagination aidant, nous aurions pu vider le torrent de ses
joyaux arrachés à la montagne si d'autres activités ne nous
avaient parfois appelés ailleurs.
Dès les premiers
jours, la grande découverte qui mit en émoi les plus âgés d'entre
nous, fut celle d'une petite île au milieu du torrent. Épargnée
par les flots durant la journée, cette île devenait inaccessible
dès le coucher du soleil. Les eaux glaciaires montaient alors,
interdisant l'accès aux rives pour qui, coincé sur l'ovale de
terre, aurait voulu regagner ses pénates à l'heure du souper.
Les parents avaient
constaté cette montée quotidienne des eaux et, avec fermeté,
avaient interdit l'accès à l'île après le goûter. Basta ! Les
interdictions n'étaient pas de notre ressort. En tout cas, pas du
ressort des aînés. Et comme quelques bosquets salutaires cachaient
l'île aux yeux des habitants du chalet, qui pourrait connaître les
désobéissances de réfractaires ?
Ce soir-là, l'appel à
la soupe ne vit apparaître que trois enfants : Claudine, la
précieuse, Claude, l'obéissant du groupe et celle de huit ans qui
avait arpenté des domaines proches. De Danielle et de Michel, point.
L'inquiétude insinua son nez. Ma mère sortit sur le balcon du
chalet et lança un son qui relevait plus du cri de guerre que d'un
tendre appel maternel. Le silence de la montagne la glaça. Mon père
et Andrée prirent le relais. Des trémolos dans les deux voix
indiquaient que l'angoisse montait. Jacques et Fernande intervinrent
aussi dans ce concert nocturne improvisé, mêlant leurs voix mieux
contrôlées à celles des parents pris de panique.
C'est alors que chacun
put entendre, chevrotants, les appels au secours s'élevant de
l'arrière des bosquets situés en bordure du torrent. Ce fut la ruée
vers les deux pépites retrouvées. Mon père, que j'avais rarement
vu courir, se trouvait en tête. Ma mère, pourtant plus sportive,
arrivait en seconde position. Andrée, déjà essoufflée par les
dix premiers mètres de course, suivait cependant, bien décidée à
retrouver son rejeton perdu. Jacques et Fernande, n'étant pas
parents suivaient avec plus de calme. Dernière position, la mienne.
Poussée par une curiosité malsaine et désireuse d'être aux
premières loges pour savourer l'engueulade qui, à n'en pas douter,
allait suivre, je m'étais jointe à la folle chevauchée. Claudine,
soucieuse de ne pas se mouiller les pieds dans les herbes folles,
était restée au chalet, accompagnée par Claude, soucieux, lui, de
sa santé fragile. Il faut l'admettre, les vacanciers belges ne
rechignaient pas à offrir des spectacles gratuits aux touristes
français, locataires des autres chalets.
Arrivés sur la rive du
torrent, tous, nous pûmes voir sur l'île, droits comme des cierges
éteints, les deux désobéissants, penauds dans l'attente des
secours mais surtout dans l'attente de la punition. Une grande
question se posa alors : Comment aller les rechercher sans être
emporté par les flots devenus très tumultueux. Une concertation fut
organisée. Se mouiller et passer à pied? Impensable : même en
organisant une chaîne, mains serrées dans mains crispées, le
risque était trop important. Et, en toute logique, avec quelles
mains soutenir les deux sacripants si elles étaient occupées
ailleurs? Les yeux scrutèrent les ombres de la nuit. Aucun galet
suffisamment gros ne pouvait servir de pose-pied pour passer de notre
rive à celle de l'île. Et même ! Si quelques galets salvateurs
avaient pointé leurs têtes au-dessus des remous, leur humidité
aurait provoqué la chute de l'imprudent qui se serait risqué à
tenter l'aventure. Je ne sais quelle voix s'éleva pour émettre
l'idée que les deux aventuriers pouvaient peut-être passer la nuit
sur l'île. Puisqu'ils y avaient construit une cabane, autant qu'ils
en profitent !!! Je trouvai l'idée géniale. Pour mon bonheur, je
n'exprimai pas mon soutien à voix haute car, à ces mots, les deux
mères hurlèrent comme des louves à l'agonie. Ces cris
électrisèrent le cerveau de mon père qui se mit à carburer comme
rarement dans une situation aussi terre à terre. Il se souvint
brusquement qu'une grosse poutre avait été oubliée le long du
pignon de notre chalet. Pauvre prairie, pauvres fleurs alpines
injustement sacrifiées par le piétinement de pieds devenus fous. La
course reprit en sens inverse. Mes pieds ne suivirent pas le
mouvement général. Mon aide aurait été inutile. Pourquoi se
fatiguer ? Je préférai rester sur place pour établir un pont
verbal. Tentative nettement plus facile.
Pourquoi n'avaient-ils
pas appelé plus tôt ?
Mais... ils avaient
appelé. Le bruit du torrent de plus en plus furieux avait empêché
qu'on les entende tout de suite.
Et pourquoi étaient-ils
restés si tard sur l'île ?
Ils avaient été pris
par la construction de leur cabane et n'avaient pas vu la montée des
eaux. Et où avaient-ils trouvé les matériaux nécessaires à la
construction ?
Dans l'attente des
sauveteurs, j'eus droit à des explications détaillées.
A ce moment, les parents
arrivèrent, ahanant sous la charge de la fameuse poutre. Un nouveau
problème se posa alors. Vu son poids, comment la lancer jusqu'à
l'île pour en faire un pont stable ? Nouvelle concertation générale
et les deux hommes décidèrent que, s'ils unissaient leurs forces,
la puissance de leurs mollets et de leurs biceps leur permettrait de
passer en tenant l'avant de la poutre tandis que les trois femmes
soutiendraient et feraient avancer l'arrière du bois. Foin de la
fureur nocturne du torrent!
Tant qu'à se mouiller,
ils auraient pu tenter l'expérience plus tôt, évitant ainsi aux
femmes la fatigue du transport de la poutre. Enfin ! On peut les
comprendre. La panique leur avait fait perdre toute réflexion
cohérente et intelligente.
Ainsi fut donc fait.
L'avant de la poutre fut amené sur l'île et soigneusement calé
avec de gros galets. L'arrière, déposé sur l'herbe de notre rive,
fut, lui aussi bien calé. La traversée pouvait commencer. Ma sœur
passa la première, suivie de près par mon père qui, les bras
tendus s'apprêtait à la rattraper en cas de défaillance des pieds.
Michel et Jacques suivirent sans problème. En tout cas, sans
problème jusqu'à la rive où une bonne claque attendait le plus
jeune des deux. Cela fait parfois du bien d'éliminer un trop grand
stress sur la joue du fauteur de trouble. Trop jeune, je ne le
savais pas encore mais la punition me parut justifiée eu égard aux
bottines et aux chaussettes complètement trempées des deux hommes.
Nos parents ne nous
frappaient jamais. Ce soir-là, cependant, dès son arrivée dans
notre chambre, l'une des fesses de ma sœur eut à rougir, et pas un
peu, de la frayeur imposée à sa génitrice par son acte
inconséquent. Le lendemain soir, nous devions aller déguster une
fondue savoyarde dans le
restaurant tenu par la famille Killy. Danielle fut exclue des
réjouissances et dut rester seule au chalet tandis que tous les
autres partaient à la découverte de ce plat que nous ne
connaissions pas. La double punition fut cruelle et peut-être
exagérée.
En définitive, Michel
eut plus de chance que ma sœur dans la répartition des punitions.
La gifle était tombée tout de suite et, cet acte mérité, accompli
et accepté, il put nous accompagner et s'amuser durant toute la
soirée suivante alors que sa copine se morfondait dans sa chambre.
Un vrai scout, mais alors scout jusqu'au bout des ongles, aurait
demandé à rester aussi au chalet pour partager cette solitude
forcée. La tentation de la fondue fut la plus forte. Ce soir-là, le
diable avait pris la forme d'un caquelon rempli de gruyère coulant
et bien «kirsché». Baden-Powell était mort depuis trop longtemps.
... (à suivre)