Val d'Isère (suite)
Ces vacances n'avaient
pas été assez pimentées. Quelques nouvelles catastrophes devaient
encore survenir.
Ce matin-là, ma sœur,
Michel et Claudine s'étaient éclipsés en toute discrétion. Les
trois voyous avaient pris la sale habitude de nous abandonner, Claude
et moi, à notre triste sort d'êtres indésirables. En ce qui me
concernait, j'avais l'habitude. De tout temps, j'avais toujours été
trop jeune ou trop petite ou trop fragile. Mademoiselle Trop, voilà
comment on aurait dû me surnommer. Il est vrai que je n'avais ni
l'endurance pour suivre les courses des aînés ni la force pour
aider à la construction de leurs barrages ou cabanes. Quant à leurs
pérégrinations à travers les alpages, sans but bien précis, elles
me fatiguaient très vite. La solution trouvée à mon indésirable
présence était donc la fuite en catimini. Le pauvre Claude,
lui, était éliminé pour plusieurs raisons : son intelligence très
moyenne énervait les trois autres; garçon plus sage et plus
obéissant qu'eux, il représentait l'exemple à ne pas suivre et,
last but not least, de santé fragile, il ne pouvait leur apporter
aucune aide dans leurs projets les plus fous. Tout cela était bien
injuste mais qui a jamais trouvé une grande justice dans les prises
de position d'adolescents en goguette?
Ce matin-là donc,
Claude m'avait rejointe au centre d'une prairie située plus haut que
notre chalet. Ce que mes parents n'avaient pas encore découvert,
c'est qu'au milieu de cette prairie, caché par le fouillis des
hautes herbes et des fleurs, un puits assez large et profond avait
été creusé puis abandonné. Avec le temps, ce trou s'était rempli
d'eau à ras bords et les grenouilles alpines y avaient trouvé un
site on ne peut plus accueillant. Je m'étais couchée dans les
herbes, observatrice attentive de la gent batracienne et ne me
lassais pas de voir les sauts et les plongeons déclenchés par le
moindre de mes mouvements. Ces grenouilles rousses étaient de purs
joyaux et, à chacun de leurs bonds, le blanc nacré de leur ventre
m'émerveillait. J'espérais, un temps venant et avec beaucoup de
patience, pouvoir saisir l'un de ces petits amphibiens pour caresser
sa peau apparemment si douce. L'arrivée de Claude ne m'enchanta qu'à
moitié. Notre différence d'âge et son réel manque d'intérêt
pour la nature n'en faisait pas un ami réel.
Je n'ai jamais pu
déterminer si l'incident qui suivit son arrivée fut dû à un désir
compréhensible de vengeance chez cet adolescent écarté par ses
pairs ou si son manque d'intelligence joua en ma défaveur.
Après avoir observé
les grenouilles durant quelques minutes, il me fit remarquer que de
petits morceaux de poutres flottaient à la surface de l'eau. Je
n'avais accordé à ces bois
qu'une attention
passagère : excellents tremplins ou plongeoirs pour mes
copines palmées, sans plus. La remarque de Claude me les fit
observer plus attentivement. J'avançai le bras, fis dériver l'un
des bois et essayai de le sortir de l'eau mais le poids du bois
mouillé ne me permit pas de le soulever. Claude émit alors l'idée
que si ces petites poutres étaient si lourdes on devait pouvoir
marcher dessus sans danger. La suggestion me parut géniale. Un
nouveau jeu se présentait à nous et je décidai de l'expérimenter
tout de suite : j'allais effectuer la traversée de ce petit bassin
en marchant sur les bois. Perfide, Claude m'encouragea sans s'engager
lui-même.
Aussitôt dit, aussitôt
fait. Je me redressai, choisis le bois que j'avais amené près du
bord et y posai le pied. Je n'eus pas le temps de réaliser ce qui
m'arrivait que déjà, le bois s'était éloigné de la rive,
m'obligeant à un grand écart qui se termina par un plongeon bien
moins gracieux que ceux observés précédemment. Première immersion
totale qui provoqua chez moi une panique terrible : sous l'eau, mes
pieds n'avaient rien senti qui pût me propulser vers la surface. Mon
corps remonta quand même et ma tête émergea. Je tentai de saisir
l'un des morceaux de bois qui m'entouraient mais, au fur et à mesure
que je tentais de m'y accrocher, ils se dérobaient pour s'enfoncer
et revenir ensuite flotter plus loin. Je parvins à crier à Claude
de m'aider. C'est à cet instant que, tournant les yeux vers lui, je
vis avec horreur qu'il riait aux éclats. La situation lui paraissait
loufoque et, pour une fois qu'il avait l'occasion de s'amuser, il
n'allait pas gâcher son plaisir en me tendant une main secourable.
A force de me débattre,
de couler, de remonter, de mouliner des bras et des jambes, je finis
par me rapprocher du bord du puits et, après avoir saisi une touffe
d'herbe solide, par me hisser pantelante et dégoulinant d'eau sur la
rive salvatrice. J'étais folle de rage et je fonçai jusqu'au chalet
pour accuser le crétin des Alpes de tentative de noyade. Mes
explications trop tumultueuses et embrouillées firent que ma mère
ne comprit pas grand chose à l'accident et ne put pas croire à ma
dénonciation. Était-il possible, lorsqu'on a quatorze ans, de
pousser une enfant à la noyade? Cette idée ne se fraya aucun chemin
vers la partie adéquate de son cerveau et Claude ne reçut qu'une
petite réprimande. Pour ma part, je gardai une rancune tenace à ce
tueur caché et l'évitai avec le plus grand soin jusqu'à la fin du
séjour.
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