mercredi 24 avril 2013

Souvenirs d'enfance (9 - suite) Val d'Isère

Val d'Isère  (suite)


Le torrent qui gazouillait aux abords de notre chalet était diablement attirant. Il faut le reconnaître et rendre hommage à sa beauté : une eau des plus limpides, un lit, tapissé de galets de toutes formes, de toutes grandeurs et colorés de tous les gris, des plus sombres aux plus clairs. Il offrait une manne inépuisable de découvertes. Nos mains, nos bras n'hésitaient jamais à s'y plonger malgré le froid glacial de l'eau. Nous en ressortions des galets ronds comme des boules de pétanque, de petits galets argentés garnis de paillettes de mica scintillant, certains en forme de cœur, d'autres semblables à des fruits. L'imagination aidant, nous aurions pu vider le torrent de ses joyaux arrachés à la montagne si d'autres activités ne nous avaient parfois appelés ailleurs.
Dès les premiers jours, la grande découverte qui mit en émoi les plus âgés d'entre nous, fut celle d'une petite île au milieu du torrent. Épargnée par les flots durant la journée, cette île devenait inaccessible dès le coucher du soleil. Les eaux glaciaires montaient alors, interdisant l'accès aux rives pour qui, coincé sur l'ovale de terre, aurait voulu regagner ses pénates à l'heure du souper.
Les parents avaient constaté cette montée quotidienne des eaux et, avec fermeté, avaient interdit l'accès à l'île après le goûter. Basta ! Les interdictions n'étaient pas de notre ressort. En tout cas, pas du ressort des aînés. Et comme quelques bosquets salutaires cachaient l'île aux yeux des habitants du chalet, qui pourrait connaître les désobéissances de réfractaires ?
Ce soir-là, l'appel à la soupe ne vit apparaître que trois enfants : Claudine, la précieuse, Claude, l'obéissant du groupe et celle de huit ans qui avait arpenté des domaines proches. De Danielle et de Michel, point. L'inquiétude insinua son nez. Ma mère sortit sur le balcon du chalet et lança un son qui relevait plus du cri de guerre que d'un tendre appel maternel. Le silence de la montagne la glaça. Mon père et Andrée prirent le relais. Des trémolos dans les deux voix indiquaient que l'angoisse montait. Jacques et Fernande intervinrent aussi dans ce concert nocturne improvisé, mêlant leurs voix mieux contrôlées à celles des parents pris de panique.
C'est alors que chacun put entendre, chevrotants, les appels au secours s'élevant de l'arrière des bosquets situés en bordure du torrent. Ce fut la ruée vers les deux pépites retrouvées. Mon père, que j'avais rarement vu courir, se trouvait en tête. Ma mère, pourtant plus sportive, arrivait en seconde position. Andrée, déjà essoufflée par les dix premiers mètres de course, suivait cependant, bien décidée à retrouver son rejeton perdu. Jacques et Fernande, n'étant pas parents suivaient avec plus de calme. Dernière position, la mienne. Poussée par une curiosité malsaine et désireuse d'être aux premières loges pour savourer l'engueulade qui, à n'en pas douter, allait suivre, je m'étais jointe à la folle chevauchée. Claudine, soucieuse de ne pas se mouiller les pieds dans les herbes folles, était restée au chalet, accompagnée par Claude, soucieux, lui, de sa santé fragile. Il faut l'admettre, les vacanciers belges ne rechignaient pas à offrir des spectacles gratuits aux touristes français, locataires des autres chalets.
Arrivés sur la rive du torrent, tous, nous pûmes voir sur l'île, droits comme des cierges éteints, les deux désobéissants, penauds dans l'attente des secours mais surtout dans l'attente de la punition. Une grande question se posa alors : Comment aller les rechercher sans être emporté par les flots devenus très tumultueux. Une concertation fut organisée. Se mouiller et passer à pied? Impensable : même en organisant une chaîne, mains serrées dans mains crispées, le risque était trop important. Et, en toute logique, avec quelles mains soutenir les deux sacripants si elles étaient occupées ailleurs? Les yeux scrutèrent les ombres de la nuit. Aucun galet suffisamment gros ne pouvait servir de pose-pied pour passer de notre rive à celle de l'île. Et même ! Si quelques galets salvateurs avaient pointé leurs têtes au-dessus des remous, leur humidité aurait provoqué la chute de l'imprudent qui se serait risqué à tenter l'aventure. Je ne sais quelle voix s'éleva pour émettre l'idée que les deux aventuriers pouvaient peut-être passer la nuit sur l'île. Puisqu'ils y avaient construit une cabane, autant qu'ils en profitent !!! Je trouvai l'idée géniale. Pour mon bonheur, je n'exprimai pas mon soutien à voix haute car, à ces mots, les deux mères hurlèrent comme des louves à l'agonie. Ces cris électrisèrent le cerveau de mon père qui se mit à carburer comme rarement dans une situation aussi terre à terre. Il se souvint brusquement qu'une grosse poutre avait été oubliée le long du pignon de notre chalet. Pauvre prairie, pauvres fleurs alpines injustement sacrifiées par le piétinement de pieds devenus fous. La course reprit en sens inverse. Mes pieds ne suivirent pas le mouvement général. Mon aide aurait été inutile. Pourquoi se fatiguer ? Je préférai rester sur place pour établir un pont verbal. Tentative nettement plus facile.
Pourquoi n'avaient-ils pas appelé plus tôt ?
Mais... ils avaient appelé. Le bruit du torrent de plus en plus furieux avait empêché qu'on les entende tout de suite.
Et pourquoi étaient-ils restés si tard sur l'île ?
Ils avaient été pris par la construction de leur cabane et n'avaient pas vu la montée des eaux. Et où avaient-ils trouvé les matériaux nécessaires à la construction ?
Dans l'attente des sauveteurs, j'eus droit à des explications détaillées.
A ce moment, les parents arrivèrent, ahanant sous la charge de la fameuse poutre. Un nouveau problème se posa alors. Vu son poids, comment la lancer jusqu'à l'île pour en faire un pont stable ? Nouvelle concertation générale et les deux hommes décidèrent que, s'ils unissaient leurs forces, la puissance de leurs mollets et de leurs biceps leur permettrait de passer en tenant l'avant de la poutre tandis que les trois femmes soutiendraient et feraient avancer l'arrière du bois. Foin de la fureur nocturne du torrent!
Tant qu'à se mouiller, ils auraient pu tenter l'expérience plus tôt, évitant ainsi aux femmes la fatigue du transport de la poutre. Enfin ! On peut les comprendre. La panique leur avait fait perdre toute réflexion cohérente et intelligente.
Ainsi fut donc fait. L'avant de la poutre fut amené sur l'île et soigneusement calé avec de gros galets. L'arrière, déposé sur l'herbe de notre rive, fut, lui aussi bien calé. La traversée pouvait commencer. Ma sœur passa la première, suivie de près par mon père qui, les bras tendus s'apprêtait à la rattraper en cas de défaillance des pieds. Michel et Jacques suivirent sans problème. En tout cas, sans problème jusqu'à la rive où une bonne claque attendait le plus jeune des deux. Cela fait parfois du bien d'éliminer un trop grand stress sur la joue du fauteur de trouble. Trop jeune, je ne le savais pas encore mais la punition me parut justifiée eu égard aux bottines et aux chaussettes complètement trempées des deux hommes.
Nos parents ne nous frappaient jamais. Ce soir-là, cependant, dès son arrivée dans notre chambre, l'une des fesses de ma sœur eut à rougir, et pas un peu, de la frayeur imposée à sa génitrice par son acte inconséquent. Le lendemain soir, nous devions aller déguster une fondue savoyarde dans le restaurant tenu par la famille Killy. Danielle fut exclue des réjouissances et dut rester seule au chalet tandis que tous les autres partaient à la découverte de ce plat que nous ne connaissions pas. La double punition fut cruelle et peut-être exagérée.
En définitive, Michel eut plus de chance que ma sœur dans la répartition des punitions. La gifle était tombée tout de suite et, cet acte mérité, accompli et accepté, il put nous accompagner et s'amuser durant toute la soirée suivante alors que sa copine se morfondait dans sa chambre. Un vrai scout, mais alors scout jusqu'au bout des ongles, aurait demandé à rester aussi au chalet pour partager cette solitude forcée. La tentation de la fondue fut la plus forte. Ce soir-là, le diable avait pris la forme d'un caquelon rempli de gruyère coulant et bien «kirsché». Baden-Powell était mort depuis trop longtemps.
 ...                                                                                                (à suivre)

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